Entretiens

Najah Albukaï, dessinateur de l’exil et de l’oubli

Najah Albukaï, dessinateur de l’exil et de l’oubli

© Hamilton de Oliveira

Graveur et dessinateur, Najah Albukaï, né à Homs en 1970, est rapidement devenu célèbre par ses œuvres graphiques qui mettent en scène des corps suppliciés et différentes méthodes de torture subies et observées lors de ses incarcérations dans les prisons du régime syrien, entre 2012 et 2015. Différentes expositions et deux publications ont permis de dévoiler la richesse foisonnante et saisissante d’un geste artistique narratif qui ancre l’incarcération dans un registre physique, sensoriel et métaphysique, à vif. Deux ouvrages retracent le parcours créatif de l’artiste, Tous témoins : dessins de prison, Syrie, octobre 2015-juin 2020, dirigé par Farouk Mardam-Bey, illustré par Najah Albukaï (Actes Sud, 2021), et Graver la mémoire (El Viso, 2022), avec Denis Lafay et Boris Cyrulnik. Retour sur la trajectoire stupéfiante d’un dessinateur dont le travail est inexorablement ancré dans les affres d’un régime oppresseur qui a disparu depuis peu.

Depuis quand dessinez-vous ?

Étant réfugié politique, il me manque une partie de mes œuvres d’avant-guerre, restée dans mon atelier de Damas. D’autres sont encore dans les prisons où j’ai été incarcéré, mais j’ai pu en récupérer une partie grâce à mon ami Ragheed al-Tatari qui est le plus ancien prisonnier de Syrie. Il vient d’être libéré après 43 ans d’enfermement et de torture ; il a réussi à se procurer un portable il y a quelques années, et m’a envoyé des photos des dessins que j’avais réalisés sur un carnet d’écriture, au stylo bille, dans la prison de Adra, à Damas. J’ai intégré ces dessins dans Graver la mémoire, à la demande de Denis Lafay, mais j’évoque uniquement les initiales de Ragheed, j’avais peur pour lui, d’autant plus qu’il y a eu en 2018 une campagne pour le libérer, ce qui lui a coûté d’être transféré dans une autre prison. Un autre de mes codétenus est très important, Riyad Owlar, un jeune turco-syrien, originaire d’Antioche. Je l’ai rencontré en prison alors qu’il était enfermé depuis 20 ans. Il a été libéré en 2017 et s’occupe de la fondation des anciens prisonniers de Sidnaya. Il vient régulièrement en France et fait du théâtre.

J’ai tenté à deux reprises de fuir la Syrie vers Beyrouth, ce qui a échoué la première fois, en 2014, car j’étais interdit de quitter le territoire, accusé de générer des troubles publics, de participer à un affaiblissement du sentiment national, une démoralisation de la nation… J’ai été incarcéré une seconde fois pendant 11 mois après cet échec, puis j’ai pu payer un juge qui a effacé mon nom des listes de la police des frontières. Arrivé à Beyrouth, j’ai réalisé plusieurs dessins, avant de demander l’asile politique en France.

Dans quelle mesure la conception de l’ouvrage Graver la mémoire a-t-elle changé votre perspective sur vos dessins ?

Éditeur, journaliste et collectionneur, Denis Lafay était intéressé par mon travail. Son idée était de faire dialoguer mes dessins, mon travail et la perspective de Cyrulnik sur l’art, comme levier potentiel de résilience. Cela m’a offert un moment d’analyse psychologique. Comme beaucoup d’artistes, je n’y avais pas consacré de temps, et puis il y a toujours l’idée que les difficultés constituent notre matière de travail. Ces échanges m’ont donné une certaine distance vis-à-vis de mes œuvres, de ma personnalité, de mon enfance, de mes parents… J’ai évoqué mes premiers souvenirs, mes premiers dessins, mon agression à l’âge de 12 ans… J’ai pu réfléchir à ce moyen d’expression que je porte en moi, et qui m’a offert des armes d’auto-défense lorsque j’ai été confronté à la prison et à la torture. En tant qu’artistes, on se pose beaucoup de questions sur notre geste artistique. J’ai fait les Beaux-Arts à Damas et à Rouen, dans les années 90, et je passe mon temps à m’interroger sur ma légitimité. Avec mes dessins, j’ai été très médiatisé en France et je me suis beaucoup demandé si la reconnaissance était liée au fait d’avoir subi des sévices en prison et si toute cette souffrance en valait la peine. Ce fut très douloureux, et je n’ai vraiment pas eu la grosse tête, au fond j’aurais bien aimé…

En Occident, il existe beaucoup de centres de recherche et de fondations qui s’intéressent aux réfugiés et aux personnes en situation de migration suite à des guerres. On nous attribue le statut de victime ou de réfugié de guerre. J’ai plusieurs étiquettes : victime, torturé, artiste, réfugié…

Vous considérez-vous comme une victime ?

Les situations, on doit les vivre, et on ne peut rien y faire. J’ai les moyens de m’exprimer et de vivre par le dessin, c’est plus facile que lorsque je suis venu en France pour mes études la première fois. Pour vivre, je travaillais comme déménageur, serveur ou caricaturiste dans les rues. Bien sûr, certains profitent aussi de leur statut de réfugié, quel que soit leur pays d’origine.

J’ai constaté que plusieurs amis syriens détestent être considérés comme des réfugiés, ce qui vient peut-être d’un sentiment de supériorité qu’ils avaient dans leur pays face aux déplacés palestiniens ou ceux qui venaient du Golan. J’ai accepté ce statut, pour moi ce n’est pas humiliant d’être réfugié, c’est un fait, et je me vois plutôt comme un rescapé. On ne peut pas changer l’histoire.

Au fil des ans, c’est fatigant de montrer ses blessures, de parler de ce passé de torture. L’autre jour lors une rencontre, je racontais les techniques de torture. Les anciennes victimes ont tendance à en parler avec humour, or cela blesse le public. Ils ont envie de voir de la souffrance. Un rescapé a besoin d’être en joie, ce que les destinataires trouvent irrespectueux, ils ont l’impression qu’on se moque de leur sentiment envers nous.

Un des rôles de l’art dans l’histoire est de témoigner. Je ne suis pas écrivain, parfois je sais parler ; mais le plus juste, le plus rassurant pour moi, c’est de dessiner. Là, je me sens apaisé de représenter ce que j’ai vécu, les voix que j’entendais, les relations que j’ai eues en prison, l’atmosphère de ces souvenirs.

Avec les événements récents, avez-vous le sentiment que vos dessins ont changé de statut et sont devenus des archives ?

J’ai adopté la démarche d’archivage avant la chute du régime. Mes premiers dessins ont été réalisés à chaud et à vif, j’étais un dessinateur errant, nomade, un déplacé, et je dessinais avec un stylo bille, sur un carnet. J’ai réalisé à quel point ils étaient précieux et j’ai souhaité les archiver en les gravant à l’eau forte. Le procédé de la gravure permet de réaliser un dessin sur une matrice en cuivre, ou en bois : je creuse mes dessins sur le cuivre, selon différentes techniques, adoptées dès la fin du Moyen-Âge par Dürer, Rembrandt, ou Goya. Ce processus de transformation des œuvres qui permet de les distribuer, m’a permis d’imprimer des dizaines d’exemplaires d’anciens dessins sur de très beaux papiers, avec de l’encre forte, et cela a donné une autre dimension artistique à mon travail.

Comment évolue votre création artistique aujourd’hui ?

En ce moment, j’utilise la gouache et l’acrylique. Je travaille sur des sujets où mes personnages sont en contact avec des animaux. Je suis toujours dans le figuratif, on retrouve les personnages que je représentais en prison, mais je les fais exister dans d’autres cadres.

Sur certains croquis, un prisonnier porte un, deux ou trois poissons par exemple. C’est un symbole de l’exil et de l’oubli, on parle d’une mémoire de poisson. On a tellement envie d’oublier ce qui est arrivé, mais c’est aussi une charge, une responsabilité que l’on n’a pas le droit d’abandonner, dans la lignée du personnage mythologique d’Atlas qui porte la voûte céleste. Avec le poisson, il y a l’idée que c’est la mer qui a porté les hommes, ou les hommes qui ont porté la mer, en traversant la Méditerranée. Le sujet est méditerranéen, universel.

En 2021, j’ai passé un an à la Casa Velasquez où j’avais une bourse. J’ai été influencé par différents musées de la région, et je me suis intéressé à la façon dont les peintres espagnols ont réagi aux guerres napoléoniennes et à la guerre civile. Face à la richesse artistique de ces périodes, j’ai eu besoin d’enrichir la composition de mon travail, et y ai introduit le règne animal.

Que ressentez-vous face à la chute du régime syrien ?

C’est un effet de déstabilisation, on vivait avec la certitude que le régime était immuable, que nous serions des réfugiés pour toujours. On vivait dans le désespoir, même trois jours avant, je n’imaginais pas que le régime allait s’effondrer, nous sommes nombreux dans ce cas. Pour les Syriens qui sont au Liban, en Jordanie ou en Turquie, le retour est plus évident car ils ne bénéficient pas de conditions de vie convenables. Pour ceux qui sont en Europe, c’est différent, on s’est installés, on travaille : mon atelier du XVe arrondissement, La Ruche, est aussi grand que celui de Damas. Je me pose la question du retour, mais tous mes projets de travail sont ici.

Ces changements ont un effet sur mes dessins. Le 7 octobre aussi a été un choc, visible dans mon geste artistique qui a sollicité le règne animal, avec le dessin d’un personnage qui étrangle un poulet par exemple.

Depuis la chute du régime, j’ai déjà participé à plus d’une douzaine de rencontres dans les médias, puis je suis rentré dans la période de Noël. J’ai été très occupé, tout en continuant à travailler. Je ne sais pas ce que je dessine pour l’instant, je ne le comprends pas et je n’y ai pas réfléchi.

Je suis très content pour la Syrie, et avec tout ce qui arrive, j’ai de l’espoir, le pire est parti : pour la suite, on trouvera des solutions. Ce qui est troublant, c’est que je me rends compte que parmi mes amis, certains semblent regretter le régime au fond d’eux, il les rassurait. Je crois qu’ils préfèrent se situer du côté du plus fort, et c’est commun après la chute de tels régimes politiques. Certes, je m’inquiète de tout ce qui pourrait arriver, mais j’ai de l’espoir.

Graver la mémoire de Najah Albukaï, Éditions El Viso, 2022, 240 p.

Graveur et dessinateur, Najah Albukaï, né à Homs en 1970, est rapidement devenu célèbre par ses œuvres graphiques qui mettent en scène des corps suppliciés et différentes méthodes de torture subies et observées lors de ses incarcérations dans les prisons du régime syrien, entre 2012 et 2015. Différentes expositions et deux publications ont permis de dévoiler la richesse foisonnante...
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