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Idées - Entretien

Joseph Maïla : Parler encore de « minorités » en Syrie est symptomatique et dangereux

Quels horizons attendent la Syrie libérée ? Quels contours prendra l’ordre régional en gestation ? Avec quelles conséquences pour le pays du Cèdre ? Tour d’horizon avec Joseph Maïla, professeur de relations internationales à l’Essec (Paris), ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.

Joseph Maïla : Parler encore de « minorités » en Syrie est symptomatique et dangereux

Photo DR

La chute du régime Assad, après plus d’un demi-siècle de joug qui paraissait imperméable aux bourrasques géopolitiques régionales et à la contestation interne, a surpris plus d’un observateur. Comment l’expliquez-vous ?

L’événement syrien est en effet de taille. D’abord au plan strictement politique, c’est un autre régime arabe tyrannique qui s’écroule, après ceux de Saddam Hussein, Omar el-Béchir, Ben Ali, Kadhafi ou encore Ali Abdallah Saleh... Surtout, la disparition du régime d’Assad signe la mort, après l’écroulement de l’Irak, de cette utopie dévoyée que fut le baassisme, représentant d’un nationalisme arabe qui rêvait d’unité et de liberté et qui s’acheva en régimes de réclusion, de terreur, de disparitions et de meurtres de masse. La cruauté et la barbarie de l’ordre politique syrien dépassent toutefois ce dont s’accommodait jusque-là l’entendement arabe ordinaire en matière de violences et d’exactions. L’oppression inouïe qu’exerçait le pouvoir se rapproche du type de violence pratiquée par les régimes totalitaires du siècle dernier avec leur système concentrationnaire et de massacre de leur propre peuple. Avec une différence de taille : ces derniers régimes pensaient que l’homme était « réformable » pour se plier aux lois de la dictature et les accepter. Or, à Damas, le régime en place avait, en un sens, désespéré de l’homme. Il ne voyait même pas dans le peuple, à l’instar des systèmes autoritaires, des masses à éduquer à l’obéissance mais des foules à écraser par défiance. Ce régime qui tuait pour régner a fini par régner pour tuer. Dès lors, l’affaiblissement du régime syrien – qui tenait essentiellement par ses milices, les chabbiha, et ses services de renseignements – s’explique en partie par l’essoufflement du pouvoir en place, l’érosion de sa légitimité et la corruption et la démobilisation de ses forces armées.

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Quid des facteurs externes ? Et notamment de la passivité de Moscou et Téhéran face à la perte de leur allié...

Ils ont en effet joué un rôle considérable. La cause directe de la chute d’Assad a sans doute été la rupture de la configuration d’Astana, établie début 2017 en suivant les lignes de démarcation de la guerre civile et dans laquelle la Russie, l’Iran et la Turquie ont partagé le pays en zones d’influence respectives. Moscou, avec Téhéran et ses supplétifs du Hezbollah, appuyait le pouvoir qui gardait le contrôle des grandes villes intérieures et celles du littoral ; Ankara tenait le Nord et le Nord-Ouest à travers ses incursions et les groupes islamistes qu’il arme et finance ; tandis que les Forces démocratiques syriennes (FDS), avec leur fort contingent kurde, tenaient essentiellement, et sous la protection de Washington, régissaient le Nord-Est. Trois États dessinaient les contours du statu quo. Or avec la guerre d’Ukraine, la défaite de l’Iran et du Hezbollah au Liban et les coups portés à l’armée syrienne par Israël, Ankara s’est révélé être le seul acteur capable de faire basculer l’équilibre des forces en sa faveur. Le reste fut réalisé à l’audace, à la manière du coup porté par les officiers libres égyptiens en 1952 ou la prise du palais présidentiel de La Havane par Fidel Castro en 1959, contre des régimes vermoulus...

La Turquie semble en effet s’imposer, avec Israël, comme l’un des gagnants de cette séquence, voire de la recomposition régionale en œuvre depuis le 7-Octobre. Assiste-t-on aux prémices d’une nouvelle bipolarisation régionale ?

Je n’irais pas jusqu’à l’hypothèse d’une bipolarisation régionale. Les rivalités sont trop nombreuses. Outre Ankara, Israël est effectivement l’autre vainqueur inattendu du changement syrien. Mais c’est un vainqueur inquiet, qui s’est empressé de manifester ses appréhensions face au nouveau pouvoir en s’en prenant à ce qui restait de ses installations et moyens militaires...

Avec la perte de la Syrie et de la profondeur stratégique qu’elle offrait au Hezbollah, « l’axe de la résistance » est-il déjà enterré ?

Ce que l’on appelle « l’axe de la résistance » est une construction stratégique iranienne qui a fait long feu. Sa stratégie dite d’« unité des fronts » au service de la libération de la Palestine, de coopération et d’aide financière et en armes aux milices libanaises, irakiennes, houties et aux formations palestiniennes a été déstructurée par les attaques israéliennes et la liquidation de ses chefs. L’axe s’est considérablement affaibli. Sa crédibilité auprès des opinions publiques sans doute aussi. Clamer comme le font ses dirigeants, à commencer par le guide suprême iranien, que « la survie » des organisations de résistance constitue en elle-même une victoire ne suffit pas à reconduire leur légitimité. Il revient en premier lieu aux Palestiniens de se démarquer des stratégies politiques qui les instrumentalisent et servent des intérêts qui ne sont pas les leurs. Comme il appartient à la communauté internationale de faire avancer l’idée d’un État palestinien qui mettra fin à l’exploitation d’une injustice qui dure.

Vous évoquiez l’ampleur et la spécificité des crimes commis par le régime. Comment comprendre la longue apathie internationale (malgré les sanctions) sur ce plan ?

Tout le monde connaissait l’horreur qui régnait en Syrie sans en soupçonner toutefois l’immense étendue. La preuve en fut les sanctions internationales depuis 2011 et notamment la « loi César » américaine, plus tardive, de 2020. Outre qu’elles sont arrivées trop tard en pesant peu, elles étaient en concurrence, si l’on peut dire, avec le maintien du sacro-saint impératif de stabilité régionale qui a amené par exemple à pérenniser l’occupation militaire syrienne du Liban, à privilégier la lutte contre le terrorisme des groupes islamistes (mais pas celui des États) ou à contenir le débordement des réfugiés syriens vers l’Europe. Et lorsque, après l’utilisation du gaz sarin contre les populations de la Ghouta en 2013, Barack Obama revient finalement sur sa « ligne rouge » – laissant en plan François Hollande –, la pusillanimité occidentale fut bien comprise par les Russes et les islamistes.

Côté arabe, après l’exclusion de la Syrie de la Ligue arabe en 2011 et les sanctions prises contre le régime, les Émirats arabes unis rouvrent leur ambassade à Damas en 2019, et en 2023, un an avant sa chute, la Syrie de Bachar el-Assad est réhabilitée et retrouve son siège à la Ligue. Rivalités et compromissions ont eu raison de l’exclusion et des sanctions.

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Sur la scène locale, les premiers jours de transition semblent donner à voir un tableau contrasté, avec d’un côté une multiplication des gestes d’apaisement de la part du nouveau pouvoir et, en même temps, une volonté affichée par Ahmad el-Chareh d’asseoir le contrôle de HTC sur l’appareil administratif. Cette ambivalence peut-elle tenir sur la durée ?

Il est sans doute trop tôt pour dresser un bilan ou pour se prononcer sur la forme du régime qui s’installe. Ce qui s’est passé néanmoins est une prise de pouvoir par un groupe islamiste fait de multiples groupuscules, soucieux de faire oublier son passé de violence fondamentaliste et prêt sur les conseils de son mentor turc à envoyer des signes d’ouverture pour se faire accepter – le port de la cravate faisant foi, apparente, de modernité...

Plus sérieusement, les intentions du nouveau pouvoir sont peu connues, mais tous les éléments en place indiquent aussi bien une volonté de s’apprêter à revêtir des habits neufs de l’islamisme. On se dirige sans doute, si l’on comprend bien les déclarations de Chareh, vers un pouvoir politique islamique, avec toutefois une sorte de soft law constitutionnelle, un islamisme d’accommodation mâtiné d’un contrôle des mœurs publiques, qui atténuera a priori les effets d’une approche pure et dure de la charia.

Le dirigeant actuel qui s’est arrogé toute l’autorité publique pourra-t-il faire accepter ces subtilités aux groupes ralliés pour le moment à sa bannière ? Les rapports de l’État et des religions seront une donnée-clé : parler aujourd’hui comme le fait l’équipe au pouvoir en Syrie de « minorités » religieuses ou ethniques est toutefois symptomatique et dangereux. Car c’est là reconduire un discours de domination : faire valoir l’idée d’un pays à majorité religieuse et d’ethnicité arabe tout en soulignant l’existence de groupes différenciés, d’importances numériques moindres, mène à terme à créer des distinctions négatrices de toute citoyenneté.

La Syrie confirme aujourd’hui les leçons qu’il reste à tirer des printemps arabes : en l’absence d’une offre démocratique, populaire et structurée, l’alternative à la dictature reste l’islam politique.

Est-ce là le seul point d’achoppement ?

L’autre enjeu est géopolitique, et il est de taille : la Syrie a vocation à redevenir une place forte sunnite d’importance. Ce rôle, elle l’a joué aussi bien comme terre convoitée que comme acteur régional puissant, comme à l’époque de Hafez el-Assad. Ce que l’on a longtemps connu sous le terme « the Struggle for Syria » (Patrick Seale) consistait à contrôler le cœur du Proche-Orient et son carrefour entre Ottomans puis Turcs (dans les années 1930-1940) ; Arabes de la péninsule (comme en 1918 avec l’épopée de Fayçal et de son mentor anglais) ; et Égyptiens (d’Ibrahim Bacha à Nasser et sa création de l’éphémère République arabe unie en 1958). L’Arabie saoudite et les pays du Golfe, indispensables bailleurs de fonds de la reconstruction syrienne, permettront-ils à la Turquie, dans la mouvance des Frères musulmans, de concrétiser ses convoitises et ses intérêts économiques et sécuritaires en Syrie ?

Quelles conséquences immédiates peut-on attendre au Liban de la chute du régime, qui a continué à y exercer – via ses relais locaux – une influence considérable après la fin de l’occupation ?

C’est une ère là aussi qui se clôt. Définitivement. Qu’en reste-t-il ? Plus que la trentaine d’années d’occupation militaire subsiste le souvenir persistant de ce qui fut une domination symbolique : terroriser les chrétiens et les druzes, asservir les sunnites, clientéliser les chiites, contrôler l’armée, surveiller les journalistes, faire plier les juges...

On a tendance à oublier ce que fut cette culture policière et de domination où nommer présidents, Premiers ministres, ministres ou directeurs d’administration centrale était devenu une pratique courante à laquelle nul ne pouvait échapper. Liquider physiquement les opposants et les récalcitrants aussi. Tous étaient sujets égaux de l’unique représentant du souverain installé à Anjar, devenu lieu de pèlerinage obligé pour les carriéristes de la politique, confirmés comme aspirants. Un tropisme d’inclination servile s’était généralisé chez les gestionnaires de la paix civile que savent imposer les tyrans. Est-on sûr d’être sorti de cette mentalité de soumission ? De plus, ce qui a prévalu malheureusement dans tout l’après-guerre libanais est la nécessité convenue de tourner la page, hâtivement : amnistier, oublier, ne juger rien ni personne et estimer avec confiance et assurance que les politiques libanais sauront habilement s’adapter aux nouvelles donnes régionales. Cette culture de l’impunité est dangereuse. Il faut savoir tourner les pages, disait en Afrique du Sud Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix, mais seulement « après les avoir lues ». Qui des dirigeants libanais actuels sait encore lire ?

Au « sortir » (si l’on peut le dire ainsi) d’une guerre particulièrement meurtrière avec Israël et à la veille d’une élection présidentielle longtemps attendue, qu’espérez-vous pour le pays ?

Cette échéance électorale se déroule sous l’enseigne de l’application, sous contrôle international, de la résolution 1701 de l’ONU. Le Liban aura donc besoin d’un président déterminé à mettre en œuvre les mesures permettant d’assurer la sécurité et la souveraineté du Liban sur son territoire, débarrassé de l’armée d’occupation israélienne et des milices.

S’il y a un vœu à former, c’est celui d’espérer que le Liban a mis un terme au cycle des expériences de communautés devenues démiurges, c’est-à-dire où sunnites, maronites, druzes, chiites, entraînés par leurs dirigeants les plus influents, entendaient par la force refaire le Liban autour de leurs visions respectives avec l’appui de leurs alliés extérieurs choisis par affinités idéologiques ou confessionnelles. Depuis 1975, parier sur la force et s’adosser à des puissances étrangères a conduit à des catastrophes en chaîne et à des déboires à répétition. 

La chute du régime Assad, après plus d’un demi-siècle de joug qui paraissait imperméable aux bourrasques géopolitiques régionales et à la contestation interne, a surpris plus d’un observateur. Comment l’expliquez-vous ?L’événement syrien est en effet de taille. D’abord au plan strictement politique, c’est un autre régime arabe tyrannique qui s’écroule, après ceux de...
commentaires (7)

On a vu les résultats des printemps arabes. No comment.

Politiquement incorrect(e)

14 h 44, le 05 janvier 2025

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Commentaires (7)

  • On a vu les résultats des printemps arabes. No comment.

    Politiquement incorrect(e)

    14 h 44, le 05 janvier 2025

  • Je préfére toujours une dictature laique à une dictature islamique , même modérée ! Nous avons beaucoup perdu au Liban avec ce départ d'un laique comme Bachar ! Qui oserait aller aujourd'hui faire du tourisme en Syrie comme nous le faisoins sous Bachar ?

    Chucri Abboud

    21 h 14, le 04 janvier 2025

  • Le Liban, malgré toutes ses péripéties, a conservé un journalisme de talent. Nous sommes à l'heure oú un journalisme de ce genre est absolument nécessaire à une conscience politique sociale libanaise bien désorientée.

    Najjar Robert

    20 h 39, le 04 janvier 2025

  • Le nouveau régime en Syrie fait peur

    Eleni Caridopoulou

    20 h 00, le 04 janvier 2025

  • Si vous êtes maronite, M. Maïla, je proposerai votre candidature à la présidence ... vous apprendrez au moins à lire à ces 128 imbéciles (ou à peine moins !) qui se disent "députés" ...

    GM92190

    16 h 47, le 04 janvier 2025

  • Limpide , fluide comme un renouveau qui console de toutes les médiocrités Merci Joe !

    Noha Baz

    15 h 04, le 04 janvier 2025

  • Bravo M.Maila pour vos réponses claires et vraies sur le fond.

    Moi

    11 h 58, le 04 janvier 2025

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