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Culture - Disparition

Orpheline, la scène artistique libanaise pleure en Joseph Tarrab le dernier humaniste

Le critique d’art, dont les analyses érudites faisaient la richesse des colonnes culturelles de « L’Orient Le Jour », s’est éteint le 31 décembre, laissant la communauté artistique libanaise orpheline de ses mots.

Orpheline, la scène artistique libanaise pleure en Joseph Tarrab le dernier humaniste

Le critique d'art Joseph Tarrab. Photo DR

Le premier jour de 2025, une poignée d’amis accompagnait sous un soleil radieux la dépouille mortelle de Joseph (Joe) Tarrab, parti la veille à l’âge de 81 ans, au cimetière juif de Ras el-Nabeh. Tel qu’il a vécu, sans attaches, loin de sa famille éparpillée, lui qui avait toujours refusé de quitter le Liban, il était conduit à sa dernière demeure par ces hommes avec lesquels il avait entretenu des conversations ininterrompues, étendues sur plusieurs années, creusées jusqu’à la « substantifique moelle » et sans cesse enrichies. Oui, heureux étaient les amis de Joe Tarrab, car à ses côtés tout prenait sens et clarté. La vaste érudition, l’immense ouverture intellectuelle de celui qui fut le principal critique artistique de la scène libanaise et régionale, notamment dans les colonnes de L’Orient, puis de L’Orient-Le Jour, en faisaient l’un des derniers humanistes de ce temps.

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« Quand je serai grande, je voudrais être Joe Tarrab », m’étais-je promis quand, jeune stagiaire au service culturel, je cherchais mes marques dans un métier où seule l’eau vous apprend à nager. Devenir « grande » dans l’esprit d’une jeune femme sans autre plan de carrière que celui de faire de son mieux ce qu’elle pensait savoir faire, c’était arriver à la hauteur de ce regard-là. Le regard de cet homme de petite taille dont la présence toujours discrète et la voix toujours basse occupaient l’espace des galeries comme un oracle. Joe Tarrab n’avait pas de pareil pour rendre compte du travail d’un artiste, de sa quête, de ses aboutissements parfois, de son inscription dans l’histoire de l’art. Il possédait une grille de lecture unique dans laquelle se croisaient sciences humaines et religions, ésotérisme et philosophie, histoire et littérature, psychologie, musique, théâtre, sémiologie et mille autres paramètres de lui seul connus. Lire ses analyses suffisait pour porter un regard neuf et intelligent sur l’art et toutes choses vues. Pour arriver à la hauteur de ce regard, il fallait consentir à une vie de quasi-solitude entre lecture, méditation et contemplation, hors de portée du commun des mortels.

« Quand il écrivait à la veille d’une exposition, l’affluence augmentait de 500 pour 100 »

Tarrab, qui avait fait du détachement une discipline personnelle, ne se souciait aucunement de la célébrité. Sa plume était pourtant naturellement sollicitée en amont de chaque exposition. « On avait beau connaître nos artistes, on apprenait toujours quelque chose de nouveau avec lui », témoigne Nadine Begdache, propriétaire de la galerie fondée par sa mère, Janine Rubeiz. « Nous avions encore besoin de lui, nous, les galeristes », dit-elle aussi. « Depuis qu’il s’est mis en retrait, quelque chose nous manque, ses vastes connaissances, son intérêt pour les nouveaux artistes. Il “lisait” les œuvres, nous les expliquait. »

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« C’est un critique d’art qui n’avait pas d’équivalent. On n’a pas eu de remplaçant d’un tel niveau depuis qu’il s’est retiré de ce métier qu’il a incarné », souligne pour sa part le galeriste Saleh Barakat, l’un des cinq compagnons qui ont escorté Joe Tarrab au cimetière. « Quand il écrivait à la veille d’une exposition, l’affluence, le lendemain, augmentait de 500 pour 100. Il avait son style, sa « patte ». On pouvait anticiper le contenu dès le titre », affirme celui qui le considère comme « un sage ». L’ancien directeur de L’Orient-Le Jour, Amine Abou Khaled, se souvient d’ailleurs qu’il arrivait à Joe Tarrab de formuler les manchettes au pied levé. « Joe est l’exemple criant de ce que le Liban a perdu de richesse humaine avec le départ de sa communauté juive », souligne Saleh Barakat. « Il s’était mis, presque en secret, et à l’aide de son ordinateur, à dessiner de très belles arabesques qu’il n’a jamais accepté de montrer », confie par ailleurs le galeriste. « “Ce n’est pas abouti”, disait-il. Sa démarche était davantage celle d’un chercheur que d’un artiste. »

Le journaliste Fadi Noun insiste, pour sa part, sur l’attachement profond de Tarrab à son pays, le Liban, qu’il a toujours refusé de quitter. « J’ai l’intime conviction qu’il est mort en Libanais », nous confie-t-il. Pour la petite histoire, l’ancienne cheffe du service culturel de L’OLJ, Maria Chakhtoura, révèle que la famille de Joe Tarrab avait choisi l’exil et tenté de le persuader de partir à son tour. Au moment de remettre son passeport à la police des frontières, il l’a aussitôt retiré et préféré rebrousser chemin. Fadi Noun tient aussi de leur ami commun, Berty Turquier, que Tarrab plaignait les membres de la communauté juive libanaise installés en France. « Vous êtes des exilés », leur disait-il, « votre vrai pays, c’est le Liban ! »

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« Le peintre était menuisier »

Si Tarrab fait ses études à l’École des lettres de Beyrouth, c’est en autodidacte passionné que ce grand travailleur poursuit sa formation, se construisant soi-même à force de lecture et d’observation, assimilant plusieurs langues dont l’allemand (qu’il traduisait en qualité de conseiller auprès du service culturel de l’ambassade d’Allemagne) et l’espagnol dont il confie, un an avant sa mort, sur un podcast de Ricardo Karam, qu’il continue à le lire pour mieux le maîtriser. Ce podcast, dans le cadre de l’émission « Conversations avec Ricardo Karam », est l’unique et dernier enregistrement connu de Joe Tarrab. Le critique y confie les grandes lignes de sa vie : né rue Justinien, à Hamra, au cœur d’une diversité sociale inégalée. Études au collège de La Salle, rue Georges Picot, où il se rendait à pied dès l’âge de cinq ans, et qui, selon ses mots « abattait les murs communautaires ». Passionné de cinéma, il fréquente dès la classe de cinquième le Ciné-club de Beyrouth où chaque film projeté donne lieu à des débats de 2 ou 3 heures, où chaque détail est passé en revue.

Une période formatrice qui lui apprend surtout à regarder et construit son esprit critique. De ses études à l’École des lettres, il se souvient surtout avoir fondé une troupe de théâtre moderne qui a notamment joué Les Oiseaux d’Aristophane. C’est une exposition qu’il contribue à monter à Paris, celle du peintre Mohammad Sakr qui provoque le déclic. « Nous étions en plein mai 68. Le peintre était un menuisier doublé d’un passionné de plongée, dont les toiles, extraordinaires, s’inspiraient des fonds marins qu’il observait. Il ne parlait pas un mot de français, mais il avait un rire fantastique, chose rare à Paris, qui lui servait de langage universel. Je me suis dit qu’il serait dommage que l’exposition passe inaperçue et je me suis attelé à la rédaction d’un article que j’ai posté à L’Orient. Le directeur, Georges Nacache, me propose alors de prendre en charge le supplément culturel hebdomadaire du journal », se souvient-il. Tarrab confie aussi au micro de Ricardo Karam les détails de sa vie de retraité : « Je lis, je marche, je m’occupe de ma maison, je range mes livres, plus de 6 000 ouvrages et périodiques dont je me prépare à faire don à l’USEK. » Alors que l’intervieweur tente de l’interroger sur sa judéité, Tarrab élude la question. L’esprit communautaire répugne à cet agnostique. Durant les derniers mois de sa vie, c’est son ami Aouni Abdel-Rahim, un musulman sunnite, qui l’a accompagné jusqu’à son dernier souffle.

Le premier jour de 2025, une poignée d’amis accompagnait sous un soleil radieux la dépouille mortelle de Joseph (Joe) Tarrab, parti la veille à l’âge de 81 ans, au cimetière juif de Ras el-Nabeh. Tel qu’il a vécu, sans attaches, loin de sa famille éparpillée, lui qui avait toujours refusé de quitter le Liban, il était conduit à sa dernière demeure par ces hommes avec lesquels il avait entretenu des conversations ininterrompues, étendues sur plusieurs années, creusées jusqu’à la « substantifique moelle » et sans cesse enrichies. Oui, heureux étaient les amis de Joe Tarrab, car à ses côtés tout prenait sens et clarté. La vaste érudition, l’immense ouverture intellectuelle de celui qui fut le principal critique artistique de la scène libanaise et régionale, notamment dans les colonnes de L’Orient, puis...
commentaires (3)

Une perte inestimable pour l'art libanais. Et s'il est vrai que les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, certains sont moins remplaçables que d'autres. C'est le cas de Jo.

Marionet

15 h 46, le 04 janvier 2025

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Commentaires (3)

  • Une perte inestimable pour l'art libanais. Et s'il est vrai que les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, certains sont moins remplaçables que d'autres. C'est le cas de Jo.

    Marionet

    15 h 46, le 04 janvier 2025

  • Un gentleman cultivé, brillant et surtout modeste !

    Chucri Abboud

    12 h 07, le 03 janvier 2025

  • Que son ame repose en paix. Voici l'image d'un Liban riche de sa culture, de son histoire.......

    Cadmos

    06 h 18, le 03 janvier 2025

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