Yolande Labaki aborde chaque journée avec une discipline de vie précise, centrée autour de sa création artistique. « Je peins toute la journée, explique-t-elle. Je me lève, j’entre dans mon atelier et j’y reste jusqu’à la tombée de la nuit. » Dans son atelier, depuis un certain temps, elle questionne sans cesse la mémoire et ses méandres. Depuis toujours, elle est fascinée par cet étrange mécanisme qui ne cesse de nous échapper, qui nous conduit d’une case à une autre, d’un souvenir à un autre, incertain, confus et fuyant. « La mémoire, dit-elle, est parfois présente, parfois rejetée. On veut se souvenir, parfois on enjolive, et souvent le souvenir prend des chemins flous, vagabonds. »
Il résulte de cette méditation picturale une cinquantaine de toiles, réalisées en une année de travail acharné, qui tentent de capturer la fluidité du souvenir et y parviennent avec grâce. Plongée chaque jour dans ses pigments naturels, Yolande Labaki révèle sur la toile sa vision des mécanismes de la mémoire, égrenés en petites formes géométriques, fragments joyeux et précieux délicatement incrustés de feuille d’or et de paillettes. Entre évasion et enfermement, ils se glissent à travers des masses terreuses ou s’accumulent derrière des barreaux. Abstraites, ces œuvres illustrent l’invisible mouvement des souvenirs, énigme que l’artiste tente de déchiffrer à travers des couleurs tantôt profondes, tantôt vibrantes, dictées par l’intuition et le moment.
C’est un travail de longue haleine qui marque son retour à la peinture après une pause de sept à huit ans, durant laquelle elle avait délaissé le pinceau pour explorer d’autres supports, comme l’art numérique, preuve de sa vive présence au monde contemporain. Mais une série de hasards a ravivé en elle l’envie de peindre. « Des collectionneurs se sont mis à me demander des toiles. C’est ce mouvement qui a tout déclenché. J’ai eu envie de reprendre mes pinceaux. »
Ce retour a pris la forme de cette série sur la mémoire, fruit de sa fascination pour la manière dont les souvenirs se télescopent en chaîne. Pour Yolande, « certains mauvais souvenirs, on peut les enterrer, tandis que les autres luttent pour échapper à l’obscurité qui les renferme ». « Les paillettes et la feuille d’or, ce sont ces petites choses que je fais briller, comme si des souvenirs cherchaient à se dégager d’un carcan ou d’une prison », dit-elle. Ses lignes et ses formes, souvent puissantes, tracées à grands gestes, évoquent cette entrave que la mémoire tente de surmonter.
Ces œuvres somptueuses, aux pigments les plus purs, parlent de captivité et de liberté. Elles sont un hommage au temps, aux souvenirs qui jaillissent figés dans l’or, avant de se libérer en un souffle d’évasion.
Depuis sa première exposition solo au Musée des beaux-arts de Bruxelles en 1974, où le surréalisme guidait sa démarche, Yolande Labaki n’a cessé de questionner l’inconscient et les mystères de l’esprit, mais aussi les faits de société, entre stylisation et abstraction, explorant les médias les plus variés, dont notamment la sérigravure et la lithographie. À travers « Mémoire vagabonde », elle poursuit ce voyage intérieur, toujours plus fascinée par ces énigmes invisibles qui, de case en case, dessinent les contours de notre mémoire personnelle et collective.
Yolande Labaki, « Mémoire vagabonde », galerie Cheriff Tabet, du 10 au 31 décembre 2024.