La chanson libanaise a deux icônes intemporelles, incomparables et pourtant sans cesse comparées. Hiératique, pétrie de patrie et de mélancolie, Feyrouz est la Marianne du pays du Cèdre. Sabah, volontiers drôle, tendre et désinhibée, en est le sourire. Là où Feyrouz a des adorateurs, Sabah a des amoureux. Peu osent imiter Feyrouz, quand Sabah se prête avec bienveillance à toutes les caricatures. Si les deux faces de cette médaille intemporelle qu’est le Liban fantasmé sont inconciliables, elles ont au moins une chose en commun : l’immuabilité de leur style.
Une philosophie de la légèreté
Née en 1927 dans un village de Wadi Chahrour, caza de Baabda, Jeannette Gergès Féghali traverse, comme Feyrouz, une enfance pauvre. Sa voix se révèle très tôt dans l’exercice délicat du mawwal, cette puissante mélopée du folklore libanais, généralement réservée aux hommes, et qui nécessite un souffle et une capacité de modulation hors du commun. Pour sa famille, empêtrée de contradictions entre conservatisme et nécessité, elle est aussitôt la poule aux œufs d’or. Son père l’exploite, son frère tue sa mère sur une suspicion d’adultère. De ce contexte tragique naît une étoile, Sabah, le nom arabe du matin, qui recevra bientôt le surnom de « Chahroura », relatif à sa région de naissance, mais aussi au merle endémique du Liban dont le chant est particulièrement mélodieux. Ce malheur, Sabah en a tiré une philosophie de la légèreté, toute de joie et de bonne humeur, comme s’il valait mieux ne pas s’appesantir sur les drames, aller de l’avant, vivre et donner du bonheur. Comment habiller, coiffer, mettre en beauté ce personnage plus grand que la vie, cette voix qui devient très vite le soleil du monde arabe, qu’elle roucoule en français en roulant les « r » sur des musiques orientales – ce qu’elle est une des premières à oser – ou inversement en recréant des rocks sur des mots libanais ?
Enchevêtrement d’extensions peroxydées
L’image de Sabah, telle qu’elle s’est gravée dans l’imaginaire collectif, est celle d’une femme en cheveux. L’énorme tignasse blonde qui la précède est son look signature. Telle l’a imaginée Naïm Abboud, l’artiste capillaire de toute une génération de vedettes, à lui seul l’incarnation des années 1960 de Beyrouth jusqu’à la guerre de 1975. Lui-même issu d’une enfance difficile, Naïm n’a jamais fait mystère de ces années, au collège des frères de Gemmayzé, où, négligé par ses parents, il est victime d’agressions sexuelles. Dans un podcast de Ricardo Karam, il confie que sans recours, sans défense, il pense au suicide à l’âge de 9 ans. Recueilli par sa tante, qui fait partie de la haute société de l’époque, il est fasciné par les séances de coiffure de cette dernière et les chignons que lui compose un coiffeur à domicile. Il observe et se met à rêver de cet art et son pouvoir de transformer les femmes. Pour Naïm, coiffer, c’est sublimer. Il supplie d’arrêter l’école, obtient gain de cause et se retrouve dans le salon de l’Hôtel Saint-Georges, tenu par un Français. L’adolescent bien éduqué fait tache dans ce métier où l’on commence au bas de l’échelle. Il passe une année entière à balayer, tout en observant les coiffeurs à l’œuvre, corrigeant déjà mentalement les gestes et les résultats, déjà sensible au fait qu’une coiffure doive d’abord refléter une personnalité. L’année suivante, pas une vedette du cinéma arabe et même international qui n’exige de se faire coiffer par Naïm. Sabah en fait partie, qui a signé avec la productrice Assia Dagher pour trois films égyptiens auxquels elle doit le lancement de sa carrière. Pour elle, Naïm invente progressivement un nuage blond, parti d’un chignon avant de devenir une crinière reconnaissable entre mille, savant enchevêtrement d’extensions peroxydées où s’égarent, çà et là, boucles et strass comme autant d’étoiles scintillantes dans un jour éblouissant.
Yeux charbonneux, bouche sensuelle
Maquiller Sabah est dès lors une expérience extrême. Pour aller avec une tête aussi imposante, il fallait avant tout chasser le naturel. Cette sophistication extrême, mélange de glamour et d’autodérision, c’est Joseph Gharib qui la trouvera dès leur première rencontre, par hasard, au début des années 1990. Ce fan absolu de la Chahroura confie, dans une interview à Vogue Arabia, avoir pendant des années collectionné les coupures de presse qui parlent d’elle. Le soir de leur rencontre, Sabah lui confie qu’elle doit passer à la télévision, au programme de Simon Asmar, Studio el-Fan, et qu’elle aimerait tester ses talents. Bouleversé, Gharib qui a abandonné des études de médecine pour ouvrir un salon d’esthétique, raconte n’en avoir pas dormi de la nuit. Le lendemain, il crée pour elle une mise en beauté qui l’accompagnera jusqu’à ses dernières images : yeux charbonneux et moue sensuelle, tracée au rouge à lèvres Dior, Rouge 365, qu’il finissait par se procurer par stocks de crainte d’en manquer.
Funérailles en dentelle blanche
Habiller Sabah, c’est, dans la même note, confirmer dans son aura un personnage unique dont la seule apparition est annonciatrice de joie et de légèreté. Dans les années 1970, lors d’un spectacle au théâtre Piccadilly, à Hamra, elle porte une robe rouge vaporeuse pour un tableau où il est question d’électricité. Au rythme de la chanson, des ampoules insérées dans la doublure s’allument et s’éteignent pour le plus grand bonheur des spectateurs. C’est encore l’époque des ampoules à incandescence, et la salle est enflammée ! Naturellement, c’est le Festival de Baalbeck et son ouverture aux talents libanais qui conforte la carrière de Sabah. La touche folklorique fera partie intégrante de son vestiaire. Commençons par la fin : celle pour qui tout événement devait être festif, même sa propre mort, avait demandé dans un testament à être enterrée dans une robe de dentelle blanche. À l’annonce de son décès, le 26 novembre 2014, à l’âge de 87 ans, la robe est prête. Elle a été réalisée le même jour, selon ses vœux, par le couturier Bassam Nehmé. Celle qui ne comptait pas moins de sept mariages sans avoir jamais porté de robe nuptiale, partait ainsi, paisiblement, vers le dernier autel avec ce rêve réalisé.
La bonne étoile des débutants
Le styliste attitré de Sabah fut cependant William Khoury qui était aussi son confident et ami. Réputé pour son art de l’abaya, Khoury a créé pour la chanteuse non moins de 400 tenues. Cependant, la Chahroura n’aimait rien tant que donner leur chance à des créateurs inconnus, tout comme elle a attiré à Naïm, à ses débuts, les plus grandes vedettes du monde arabe. Bon public, il lui arrivait souvent d’assister à quelque premier défilé pour dire haut et fort son enthousiasme et commander des robes à tel jeune couturier dont elle faisait la fortune, comme ce fut le cas pour l’Égyptien Hani al-Buheiri, devenu depuis l’un des créateurs les plus sollicités du monde arabe du spectacle.