Critiques littéraires prix Goncourt

Kamel Daoud, une voix contre l’oubli

Livre écrit pour briser le silence, quête langagière dans les méandres du non-dit et presque de l’indicible, Houris de Kamel Daoud, publié chez Gallimard, vient de remporter le Goncourt. Une consécration.

Kamel Daoud, une voix contre l’oubli

D.R.

Prix Goncourt du premier roman pour Meursault contre-enquête qui, à sa façon, mettait ses pas dans l’univers camusien et prolongeait magistralement son œuvre, l’écrivain et journaliste Kamel Daoud change complètement de style pour affronter le drame de la décennie noire en Algérie (1990-2000). À la retenue et l’épure du style de Meursault contre-enquête, Houris renvoie une puissance narrative inspirée, presque logorrhéique, cherchant par le langage à combler le vide d’une parole qui a été tue et empêchée.

Elle porte depuis l’âge de cinq ans « la longue signature calligraphique » de son bourreau. Elle, c’est Fajr, une jeune femme, seule survivante du massacre de sa famille perpétré par des islamistes. Durant la nuit du 31 décembre 1999, 1 000 habitants de Had Chekala périrent sous les coups dans une folie sanguinaire. Cette marque béante, large de 17 centimètres, fait d’elle, à sa façon, une paria. Fajr a perdu la parole. Ses cordes vocales sectionnées l’ont rendue muette. Pour ne pas dévoiler cette monstruosité, elle porte en permanence autour du cou un foulard. Et longtemps elle s’est tue et a vécu en retrait.

Mais maintenant, Fajr veut parler. Mieux que parler, elle veut tout dire. Enceinte d’un enfant qu’elle porte mais dont elle pense vouloir avorter, elle se met à raconter pour cette fille qui ne verra peut-être pas le jour toute son histoire, toute la vérité sur les exactions dont elle a été témoin. « Comment une femme muette de vingt-six ans peut-elle parler autant, sans reprendre son souffle ? D’où lui vient cette envie irrésistible de tout raconter d’une traite comme une escamoteuse attrapée ? ». Parce qu’il est temps que tout le monde sache.

Car cette terrible balafre qui, comme celle de Gwuylplaine dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, la défigure à jamais, fait d’elle un monstre. Elle fait d’elle aussi un miroir qui renvoie à tous ceux qui la dévisagent la marque indélébile de la guerre civile qui a enflammé toute l’Algérie durant les années 90. « C’est ce qui rend les gens si nerveux autour de moi quand ils me croisent au bas de l’immeuble », observe Fajr depuis qu’elle est toute petite. « Peut-être qu’ils se doutent que, par le trou de ma gorge, ce sont les centaines de milliers de morts de la guerre civile algérienne qui les toisent. »

Sur cette guerre fratricide, le mieux serait-il donc de se taire ? Tous semblent s’accorder à l’idée que l’amnésie vaut mieux que la mémoire. Cette entaille, symbole macabre d’un traumatisme, tous voudraient la gommer. Au nom de la réconciliation nationale et des amnisties que le gouvernement a décrétées, préférer l’oubli au souvenir. Face au miroir, se voiler la face.

Un jour Fajr décide de se lever, de se dénuder la gorge et de parler.

Lyrique, tour à tour allégorique et poétique, puis soudain cru et brutal, Kamel Daoud catapulte la langue pour purger le traumatisme qui hante tout un pays. Fajr refait le chemin du souvenir et retourne dans son village affronter ses cauchemars : une sœur morte sous ses yeux, des crimes atroces et partout le sang des victimes expiatoires qui se mêlent à celui des moutons égorgés pour la fête de l’Aïd. « Tends l’oreille et écoute les moutons. Entends-tu ? Ils bêlent. Eux aussi désirent revenir au ciel, échapper à cette guerre entre le rêve et le fils, le prophète et la bête, le cauchemar et le couteau souriant. »

Qui sont les houris ? Ce sont les femmes qui, dans le Coran, sont les vierges promises au fidèle musulman lorsqu’il accède au paradis. Houri, ce serait donc le nom que voudrait donner Fajr à sa fille si, au lieu d’avorter, elle lui donnait le courage de naître. Peut-être serait-ce là son plus grand défi ?

Interdit de séjour dans son pays natal, Kamel Daoud est devenu citoyen français depuis 2020. Son roman Houris est condamné par la censure en Algérie. À toutes les victimes innocentes péries sous la lame de la folie des hommes, à toute la souffrance des femmes algériennes, Kamel Daoud a voulu redonner la voix puissante d’un cri retentissant.

Polémique autour du Goncourt
Depuis le 15 novembre et l’interview qu’elle a donnée sur One-CV, une chaîne de télévision algérienne, la polémique n’a cessé d’enfler. Elle, c’est Saâda Arbane. Rescapée d’un massacre durant la décennie noire, portant les stigmates de ces exactions, en l’occurrence une large cicatrice sous la gorge qui l’a privée de la parole, elle s’est reconnue trait pour trait en Fajr, le personnage-narrateur que Kamel Daoud met en scène dans Houris.
Saâda Arbane expose les faits : elle a été durant l’année 2015 une patiente de la femme de Kamel Daoud, Aïcha Dahdouh, psychiatre de profession et lui a conté toute son histoire. Il y a trois ans, en 2021 donc, elle a été invitée chez les Daoud pour boire un café. Échangeant avec l’écrivain, celui-ci lui aurait demandé s’il lui serait possible de raconter son histoire dans un roman. Sa réponse fut négative. Elle ne voulait pas voir son histoire exposée. De fait, et ce depuis août 2024, avant l’obtention du Goncourt, elle a saisi la justice et déposé plainte contre l’écrivain Kamel Daoud et la psychiatre Aïcha Dahdou pour « violation du secret médical ». Par ailleurs, Kamel Daoud est poursuivi par une autre plainte pour « diffamation des victimes du terrorisme et violation de la loi sur la réconciliation nationale ». Pour mémoire, selon l’article 46 de la charte de la réconciliation algérienne, est passible de peine et d’emprisonnement toute personne qui « instrumentalise les blessures de la tragédie nationale ».
Les défenseurs de Kamel Daoud, les éditions Gallimard en tête, qui s’étaient insurgés contre l’interdiction du livre de leur auteur au dernier Salon international du livre d’Alger dénoncent une campagne de dénigrement et contre-attaquent en poursuivant la plaignante pour diffamation.

Houris de Kamel Daoud, Gallimard, 2024, 411 p.

Prix Goncourt du premier roman pour Meursault contre-enquête qui, à sa façon, mettait ses pas dans l’univers camusien et prolongeait magistralement son œuvre, l’écrivain et journaliste Kamel Daoud change complètement de style pour affronter le drame de la décennie noire en Algérie (1990-2000). À la retenue et l’épure du style de Meursault contre-enquête, Houris renvoie une...
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