Entretiens

Chekri Ganem ou la mémoire retrouvée

Brillant chercheur passionné de littérature, Michel Edmond Ghanem consacre plus de vingt ans à la reconstitution des œuvres oubliées ou inconnues de son arrière-grand-oncle Chekri Ganem. Un hommage vibrant, à l’encontre de l’amnésie, à un pionnier incontournable de l’histoire littéraire et politique du Liban moderne. 

Chekri Ganem ou la mémoire retrouvée

D.R.

Mu par une loyauté exemplaire et le désir de libérer l’œuvre de Chekri Ganem des griffes de l’oubli, sans jamais baisser les bras face aux déconvenues et impasses rencontrées au fil de sa longue quête, Michel Edmond Ghanem livre un ouvrage impressionnant, richement illustré de manuscrits, de photographies et de documents originaux, rassemblant les œuvres littéraires et les écrits politiques produits par Chekri entre 1888 et 1921. Les Œuvres retrouvées mettent au jour l’évolution du style littéraire et de la pensée politique de celui qui fut poète, dramaturge de renom, journaliste, homme politique engagé, grand voyageur et penseur critique des tumultes et paradoxes de son époque.

Comment est née l'envie d'aller à la recherche des œuvres « oubliées » de Chekri Ganem ?

Je suis agronome et biologiste, un scientifique du vivant, et je dois dire que j’ai un faible naturel pour tout ce qui a été oublié et négligé par les autres. Quand je vois tout le monde partir dans une direction, il y a un voyant qui s’allume automatiquement dans ma tête et qui me dit que la vérité est sans doute ailleurs. Ma thématique de recherche porte d’ailleurs sur les plantes dites « oubliées ». Mon envie d’aller chercher des œuvres inédites est née quand j’ai eu entre les mains en 1994 les deux volumes rassemblés par Georges Labaki sous l’impulsion de Ghassan Tuéni et publiés par Dan an-Nahar. Mon père m’avait offert ces deux livres quand j’étais au lycée et j’avais noté que Labaki écrivait qu’il restait encore des œuvres perdues de Chekri Ganem. Il n’en fallait pas plus pour aiguiser mon appétit. Je n’ai véritablement commencé à chercher qu’à partir de 2002, quand j’étais en thèse en Belgique. Depuis, ça ne s’est jamais arrêté. Chaque nouvelle trouvaille emmenait une autre.

Qu’est-ce qui vous a porté le long de 22 années de recherches assidues ?

Ce qui m’a porté toutes ces années c’est une farouche volonté de faire connaître l’œuvre et la contribution de Chekri Ganem à l’établissement du Liban moderne. Je ressens une profonde injustice que tout ce que cet homme a fait à la fois sur le plan littéraire et sur le plan politique ait pu être oublié. Je me suis assigné cette mission.

L'avant-propos évoque une promesse faite à votre père…

Mon regretté père a compté beaucoup dans ma vie et continue à inspirer par son exemple toute ma vie et mon action. Le livre que je viens de publier lui est d’ailleurs dédié. C’est lui qui m’a inculqué une sorte de fierté discrète d’appartenir à une famille qui a contribué de diverses manières à la création du Liban moderne et à sa défense. Papa nous a quittés il y a trois ans des suites d’un cancer foudroyant qui l’a emporté en quelques mois. Un soir en août 2021 j’étais avec lui dans sa chambre d’hôpital, et je lui avais montré sur mon ordinateur tout ce que j’ai pu rassembler comme manuscrits. J’ai vu une lueur s’allumer dans ses yeux. Il commentait tout, et il m’a dit qu’il fallait que je les publie. Il a même été jusqu’à me donner des conseils sur le titre de l’ouvrage. Ce soir-là, je lui ai fait une promesse que tout cela ne tombera pas dans l’oubli. Cette promesse que mon père n’a jamais entendue, était tout aussi discrète ; je l’ai faite en moi et j’ai persévéré pour qu’elle se réalise.

Comment avez-vous entendu parler de Chekri Ganem pour la première fois ?

Pour la petite histoire, mon père était général dans l’Armée libanaise et pendant la guerre du Liban, il y a eu des mois où ma sœur et moi ne pouvions plus aller à l’école à cause de la guerre. Vêtus de nos uniformes militaires, mon père nous déposait tous les matins à l’École militaire à Fiyyadiyeh qui se trouve dans la caserne « Chekri Ganem » où nous suivions des cours avec les élèves-officiers de l’armée. J’avais douze ans. Tous les matins, je traversais l’entrée de cette caserne en demandant à mon père qui était Chekri Ganem. C’est lui qui m’avait expliqué le premier qui était Chekri Ganem. Les Libanais entendent son nom chaque premier août lors de la traditionnelle cérémonie de remise des épées aux nouveaux officiers, mais ne savent pas pour la plupart qui il est véritablement. Ils s’imaginent que c’est un militaire. Ma première découverte de Chekri Ganem était donc à travers l’armée et la caserne éponyme en 1990. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert son action politique et littéraire.

Quelles seraient les différentes dimensions de votre filiation à cet illustre aïeul ?

Je me sens affilié, dans le sens étymologique du mot, à Chekri Ganem par plusieurs dimensions. Il ne s’agit pas seulement des gouttes de sang que nous avons en commun. J’ai toujours eu une grande fibre littéraire malgré ma formation scientifique. Je suis un amoureux de littérature et un lecteur friand. J’ai composé quelques vers quand j’étais jeune et une pièce de théâtre au Lycée, et j’ai tenu pendant quelques années un blog littéraire (qui s’intitulait Variations sur un air minoritaire), où j’écrivais régulièrement. Si je n’étais pas chercheur, j’aurais aimé être écrivain. En plus de cette dimension littéraire, il y a également la dimension de l’exil. Il y a aussi le lien avec certains pays : d’abord la Tunisie que nous aimons tous les deux (on oublie que Chekri a passé onze ans en Tunisie), et surtout la France ; moi aussi après avoir pérégriné dans plusieurs régions du monde (Espagne, Afrique du Nord, Pacifique), je me suis établi depuis quelques années comme lui en France. Loin de moi l’idée de me comparer à lui ; je n’ai ni sa stature et encore moins sa plume. Moi, j’ai choisi de partir ; Chekri Ganem a été peut-être forcé de quitter le Liban. Il était pionnier à plusieurs égards ; je n’ai pas cette prétention. Je me sens juste un simple dépositaire de son héritage et de sa mémoire et quelque part « responsable » de lui dans le sens latin du terme : « répondre de ».

Quels ont été les principaux obstacles de cette entreprise ?

Le temps tout d’abord. C’est un à travail à temps plein de fouiller les archives, d’écumer les bibliothèques et de poursuivre les traces d’un livre perdu, d’un poème qui a été publié dans un journal qu’on ne trouve plus. J’avais un travail à temps plein et une famille. Le confinement de la Covid-19 m’a donné ce temps, du moins pour consulter les bases de données en ligne. Une opération au genou début 2024 qui m’a maintenu au lit pendant deux longs mois, m’a donné l’opportunité de taper sur ordinateur les œuvres manuscrites ou digitalisées. Il y a ensuite la gestion des déceptions. Quand on pense avoir enfin trouvé une œuvre et qu’elle n’y est pas, c’est une grande frustration.

Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai longtemps poursuivi les traces d’une pièce écrite par Chekri Ganem, jouée aux Folies Bergère en 1910, qui s’intitulait Les Ailes. Un jour, j’ai pensé l’avoir trouvée. J’étais tout heureux quand on m’avait ramené le livre à la Bibliothèque nationale de France et je m’apprêtais à vivre une grande découverte. Quand j’ai ouvert la première page, je n’ai vu que les partitions de musique. Les paroles n’y étaient pas. C’était une grande déception. On ne connait aujourd’hui de cette pièce que quelques extraits publiés par la presse de l’époque. La pièce entière demeure introuvable. Sauf que je ne suis pas de nature à me résigner facilement et à baisser les bras. Quand on fait de la recherche, on apprend à gérer ses déceptions, à recommencer, changer de piste, et à se dire que le travail n’est jamais terminé. Il reste encore des œuvres que je n’ai pas réussi à trouver, mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot.

Avez-vous rencontré des difficultés à publier cet ouvrage ?

Je savais que ce livre ne serait pas de nature à intéresser les maisons d’édition classiques en France. Je n’ai pas pensé non plus proposer l’idée à un éditeur libanais. Connaissant la situation actuelle du pays, je pensais qu’ils n’allaient pas s’y intéresser. Je me trompe peut-être. Je voulais aussi garantir au livre une diffusion large. Chekri Ganem a contribué à la littérature d’expression française. Il était Français également. Son œuvre appartient à la France, tout comme elle appartient au Liban. Mais à vrai dire, la question de la publication ne s’est jamais vraiment posée. Publier aux éditions Milelli était tout naturel. Chaque fois que je découvrais un nouveau manuscrit, j’avais l’habitude de partager ma joie et ma découverte sur les réseaux sociaux. Une amie de longue date, Jinane Milelli m’appelle un jour et me dit : « Michel, il faut que tu les publies. C’est du patrimoine libanais, tu ne peux pas le garder pour toi. » Jean-Pierre et Jinane Milelli ont une maison d’édition qui a déjà publié un dictionnaire libanais-français et des méthodes innovantes d’apprentissage du libanais à l’usage des francophones. Jinane m’a donc proposé de publier ces œuvres retrouvées et j’ai accepté.

L’histoire de cet ouvrage est jalonnée de recherches et de rencontres…

Je suis convaincu qu’on n’avance jamais seul dans la vie. Il y a beaucoup de gens qui ont contribué à mes recherches en Tunisie, en France, aux États-Unis et ailleurs. Je ne pourrais pas les citer tous. Je dois énormément à Jinane Milelli. Je dois également beaucoup à mes amis Cécile et Jean-Marie Kinet qui ont soigneusement relu mon tapuscrit et corrigé toutes les coquilles. Jean-Marie Kinet est professeur émérite à l’Université catholique de Louvain en Belgique où j’ai étudié, et j’ai réalisé mon DEA sous sa direction. Je lui ai demandé de rédiger l’avant-propos de ce livre et il a accepté. Ses mots m’ont particulièrement touché.

Pourquoi ne pas avoir abordé la vie sentimentale de Chekri ?

Dans la petite biographie de Chekri Ganem (intitulée Chekri Ganem : au-delà de la nuit) que j’ai rédigée et qui fait partie du livre, je n’ai abordé que les volets littéraires et politiques de son existence. J’ai parlé de sa famille, de sa naissance, de ses frères et de l’influence de son frère Khalil (Halil) sur lui. Je ne me suis pas étendu sur ses déceptions politiques à la fin de la guerre et son retrait de la vie publique, ni sur son rapport au milieu politique français. Je n’ai pas évoqué non plus son histoire d’amour avec Marie-Anaïs Couturier, son épouse. Les sources sur ce sujet étant très rares, j’aurais donc été forcé de spéculer, de broder. Ma nature de scientifique a pris le dessus et j’ai préféré me taire. Je livre un secret peut-être mais son histoire avec Marie-Anaïs, et sa villa d’Antibes « La Libanaise », est la trame de fond d’un roman sur lequel je travaille actuellement.

Qu’avez-vous appris au sujet de Chekri Ganem et qui vous a marqué au cours de vos recherches ?

Chekri Ganem est un personnage complexe, tout comme l’Orient qu’il représentait à merveille. Il était très francophile certes, romantique parfois sur le rôle de la France, mais en même temps lucide sur les limites et la manière dont la politique internationale fait parfois fi des principes. Le livre contient une partie d’œuvres politiques, sous forme d’articles parus dans différents journaux et couvre une longue période que les volumes publiés par Dar an-Nahar n’avaient pas couverte. Ces articles, et une lettre ouverte qu’il adresse aux membres du Sénat et de la Chambre en France en février 1920, mettent en lumière l’évolution de sa pensée politique. Aux débuts de la guerre, Chekri défendait d’abord une Grande Syrie fédérative où le Liban avait une grande autonomie, pour ensuite évoluer dans sa pensée et réclamer la construction d’un Liban indépendant. J’ai également découvert, à travers les correspondances manuscrites que j’ai retrouvées, qu’il usait abondamment de la poésie dans sa correspondance. Il n’hésitait pas à offrir des poèmes à ses amis, ou connaissances.

Parmi ces œuvres retrouvées, laquelle vous tient particulièrement à cœur ?

Chacune de ces œuvres a son histoire, sa propre trajectoire, comment j’ai suivi sa trace, et comment je l’ai trouvée. Je les aime donc toutes. Mais puisqu’il faut en choisir une, je dirai Sidi Bel Hassen : une légende tunisienne. Publiée initialement à Tunis en 1894, Chekri Ganem y raconte la légende de Abou Hassan al-Chadhili, fondateur de l'ordre soufi de la Chadhiliyya et dont on peut encore voir la zaouïa au sommet de la colline de Sidi Belhassen à Tunis. Cette œuvre, bien que répertoriée, demeurait introuvable. Je l’ai longtemps cherchée. Je savais qu’une copie avait été vendue lors d’une vente aux enchères à New York. J’ai écumé les antiquaires, les libraires, les bibliothèques publiques et universitaires à New York, sans succès. J’ai également sollicité des amis tunisiens pour m’aider à consulter la Bibliothèque nationale de Tunis. Après plusieurs déceptions, j’ai fini par découvrir ce livre dans un fonds particulier (Fonds C. Poinssot) à la Bibliothèque Gernet-Glotz à Paris. Après avoir contacté la bibliothèque, j’avais demandé à mon amie Jinane Milelli de bien vouloir s’y rendre pour digitaliser une copie de ce livre. Devant mon insistance et mon impatience, la bibliothécaire a bien voulu m’envoyer une copie par courrier électronique. J’étais ému jusqu’aux larmes à la découverte de la première page. Il s’agit de l’une des premières œuvres connues de Chekri Ganem et la dernière œuvre que j’avais trouvée par ordre chronologique, avant la publication du livre. C’est peut-être aussi pour ça que je l’aime particulièrement. C’est aussi cela mon rapport à ces œuvres retrouvées : un rapport d’amour. Elles racontent toutes une parcelle de la pensée de Chekri Ganem ; elles sont un patrimoine qu’il faut chérir, et elles disent quelque chose de moi. C’est dans ce sens-là que j’ai parlé de « parcelles de moi-même ».

Vous indiquez en fin de préface vous « insurger, une fois de plus, contre l'effacement ».

Quand le Liban célébra en 2020 le centième anniversaire du Grand-Liban, il n’eut aucun mot pour lui, - ni d’ailleurs pour aucun de ses compagnons de lutte. Pourtant le Liban lui doit beaucoup. Chekri Ganem était bien introduit dans les cercles décisionnels français au début du siècle dernier. Il a pu influencer des décisions et des actions. L’historiographie officielle fait la place belle à une seule délégation libanaise à la conférence de la Paix à Paris à la fin de la guerre de 14-18. On oublie que Chekri Ganem a également présidé une délégation à cette même conférence. Les manuels d’Histoire taisent complètement son nom et son action politique. En dehors de la caserne de l’armée et une petite rue à Beyrouth qui portent son nom, il ne reste pas grand-chose de sa mémoire au Liban. Son œuvre littéraire n’est pas non plus enseignée - tout comme celle des autres auteurs libanais d’expression française qui le suivirent. On enseigne les auteurs français, mais pas les auteurs libanais d’expression française comme Chekri Ganem, Charles Corm et beaucoup d’autres. Ignorer le père de la littérature libanaise d’expression française est tout simplement inacceptable pour un pays francophone. Je ressens tout cela comme une profonde injustice et j’en parle avec passion. Je me considère un peu comme la dernière station avant l’oubli. Je ne sais pas si mes enfants s’intéresseront à la mémoire de Chekri après moi, alors je le fais avant qu’il ne soit trop tard. Je n’abandonnerai jamais tous ceux à qui je dois une parcelle de moi-même. Or je dois, tout comme le Liban doit, à Chekri Ganem une parcelle de moi-même. Il ne tombera pas dans l’oubli. Je pense qu’un pays qui ne regarde pas son histoire - toute son histoire - en face n’est pas en mesure de se construire et regarder l’avenir. C’est parce que le Liban m’est très cher, qu’il coule dans mes veines où que je sois ; c’est parce qu’il habite mes réveils, que je tiens à rendre à Chekri la place qu’il mérite.

Chekri Ganem. Œuvres retrouvées de Michel Edmond Ghanem, Éditions Milelli, 2024, 550 p.

Mu par une loyauté exemplaire et le désir de libérer l’œuvre de Chekri Ganem des griffes de l’oubli, sans jamais baisser les bras face aux déconvenues et impasses rencontrées au fil de sa longue quête, Michel Edmond Ghanem livre un ouvrage impressionnant, richement illustré de manuscrits, de photographies et de documents originaux, rassemblant les œuvres littéraires et les écrits...
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Bravo …Bravos … il n’est jamais trop tard .. la vérité triomphe!!! mille mercis !!!!! Hiram et David Corm

Joumana Corm

10 h 27, le 05 décembre 2024

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Commentaires (1)

  • Bravo …Bravos … il n’est jamais trop tard .. la vérité triomphe!!! mille mercis !!!!! Hiram et David Corm

    Joumana Corm

    10 h 27, le 05 décembre 2024

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