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Nos Lecteurs ont la Parole

Sur la justesse de la justice

Sur la justesse de la justice

La situation actuelle au Liban est un exemple parlant d’un endroit du monde où ni l’empathie, ni la liberté, ni l’égalité, ni la réciprocité ne font sentir aux Libanais que ce qu’ils vivent est juste. Mohammad Yassine/OLJ

Que l’on en prenne conscience ou non, la justice émane d’une émotion, celle de ressentir que quelqu’un agit de manière juste. Dès notre plus jeune âge, nous développons un sens du jugement fondé sur le raisonnement, comme par exemple en apprenant des principes au cours de notre éducation, comme la règle de trois et le théorème de la transitivité. Ce jugement repose également sur des expériences, comme lorsque nous percevons des analogies dans les formes et les séquences. Mais avant tout, et de manière fondamentale, il s’appuie sur ce que nous ressentons intuitivement comme étant la meilleure chose à faire, la décision la plus juste, la plus appropriée et la plus opportune – un sentiment que je pourrais appeler le « sens de la justesse ». Pourquoi ressentons-nous cette justesse dans nos décisions et nos jugements ? Il s’agit en réalité du fruit de plusieurs autres émotions fondamentales qui participent à l’élaboration de ce sentiment, développé très tôt au cours de notre développement psychologique. Pour simplifier sans en réduire la complexité, je citerai quelques-unes de ces émotions essentielles dans la formation de ce sens de la justesse et, par extension, de la justice : l’empathie, le sens de la liberté, de l’égalité et de la réciprocité.

Le mot empathie est composé du préfixe « en », qui signifie « dedans », et de « pathie », dérivé du grec « pathos », signifiant « souffrance » ou « affection ». L’empathie est donc ce sentiment de ressentir ce que l’autre endure, dans son corps et dans ses pensées. N’y a-t-il pas une quête d’équilibre dans ce phénomène si particulier à la nature humaine ? N’est-il pas curieux que les êtres humains soient capables de ressentir ce que vit autrui et de se mettre à la place de celui qui souffre ? N’est-ce pas là, au-delà d’un simple phénomène de partage ou de contagion émotionnelle, une composante essentielle à la survie de notre espèce ? Rien ne nous oblige, naturellement, à vivre l’expérience pénible de l’autre, sinon le besoin de comprendre sa difficulté et de saisir l’importance d’éviter son vécu. Avons-nous besoin d’un exemple d’empathie plus fort que celui de la douleur ressentie devant une mère qui pleure sa maison en ruine dans le sud du Liban, et qui explique à sa petite fille que son amie d’école, absente parmi les déplacés de leur village, est devenue martyre sous d’autres décombres ? Avons-nous besoin de connaître l’autre mère dont l’enfant est toujours enterrée sous les débris, après une frappe aérienne venue d’en haut, pour imaginer ce qu’elle éprouve en cet instant ? Et pour connaître une troisième mère, faut-il nécessairement identifier son corps parmi ceux qui reposent sous les ruines ?

Le sens de la liberté émerge naturellement de nos expériences dans des espaces clos, où nous ressentons intuitivement un sentiment d’étouffement, une impression de finitude, une suspension du temps et l’abolition de l’avenir sous le poids écrasant du moment présent. La liberté de pensée, plus importante encore que celle du corps, est un idéal pour lequel les hommes se sont battus sans toutefois l’avoir pleinement acquis. Être libre de corps et d’esprit procure un sentiment de capacité, de potentiel, de marge de manœuvre et, par conséquent, de justesse – une composante essentielle du sens de la justice. Mais de quelle liberté parlons-nous lorsque nous décrivons des millions de Libanais pris en otages dans une guerre qui n’épargne ni les pierres ni les fidèles en prière ? De quelle liberté s’agit-il, lorsqu’au lieu de se développer, ces Libanais n’ont cessé de réparer… de se réparer eux-mêmes ? De quelle liberté parlons-nous si la seule véritable liberté que les Libanais ont acquise depuis la naissance de leur pays est celle de le quitter ? Oui, s’il existe une forme de liberté dont jouissent les Libanais, c’est bien celle de prendre la décision de quitter leur patrie. Le sens de la liberté réside avant tout dans la capacité de choisir, un pouvoir porteur d’espoir, malheureusement trop souvent absent dans mon pays depuis l’aube des temps. En ce sens, sans cette liberté de choisir et de décider, sans pouvoir sélectionner entre la frappe aérienne et le vol aérien, la justice peine à trouver sa place dans mon pays.

L’égalité, cette notion qui nous donne l’impression d’un équilibre, d’un univers harmonieux, d’une vie juste, où chacun aurait les mêmes droits et responsabilités, crée un sentiment unique inspirant que la justice pourrait finalement régner sur terre. Cependant, sommes-nous réellement égaux dans cette partie du monde ? En quoi serions-nous égaux ? En nombre de morts et de maisons détruites ? En nombre de personnes déplacées ? En degré de dysfonctionnement de secteurs tels que le transport aérien, le tourisme et l’éducation ? En l’intensité de la peur ? Sommes-nous vraiment égaux quand l’un choisit de se faire du mal et que l’autre doit soit endurer cette douleur en pleine conscience, soit fuir pour y échapper ? En quoi sommes-nous égaux ? Le serions-nous car certains pensent à la façon dont ils vont célébrer la naissance du « sauveur » à Bethléem, tandis que d’autres commémorent le martyre de ceux qui se sacrifient sur la voie de Jérusalem pour sauver la « dignité » de la patrie ? Comment sommes-nous égaux ? Serait-ce en technologie de destruction ? Les uns utilisent leur propre vie pour détruire l’autre, tandis que les autres se concentrent sur l’annihilation de l’adversaire, sans jamais s’arrêter pour envisager comment cesser cette spirale de destruction de soi à travers la destruction de l’autre. En quoi sommes-nous semblables ? Sommes-nous tous pleurés de la même façon, les uns étant honorés par toute la nation, voire par le monde entier, les autres leurrés en s’attendant à être pleurés, et certains célébrés pour leur mort sous une autre notion et dans une autre dimension ?

Le sens vrai de la réciprocité a été bien illustré dans le christianisme par le passage de l’Évangile : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » Il y a ici une logique qui dépasse la logique classique, celle qui voudrait que si l’on reçoit une gifle, on réponde par une gifle. Au-delà de l’interprétation théologique de ce que Jésus-Christ voulait exprimer, il s’agit d’un acte qui engendre un sentiment de justesse bien plus qu’un simple sentiment de justice. En présentant l’autre joue à l’agresseur, la personne giflée démontre que ce n’est pas tant la douleur physique qui l’affecte, mais la douleur morale que suscite l’usage de la violence à la place de la communication. Il s’agit d’une invitation adressée à l’autre pour éprouver de l’empathie en lui offrant un acte d’empathie en retour. C’est également une démonstration de liberté, car la personne giflée montre qu’elle garde la capacité de prendre des décisions, même difficiles, indépendamment de l’agression. C’est aussi un acte porteur d’un sens d’égalité, car la personne giflée donne à l’autre la possibilité de réfléchir à son geste en ne réagissant pas impulsivement à l’agression initiale. Elle offre ainsi une chance à l’agresseur de reconsidérer son acte avant de le juger, reconnaissant qu’elle-même pourrait être sujette à l’impulsivité et que, dans un esprit d’égalité, elle choisit de ne pas réagir impulsivement. Elle répondra calmement si l’agresseur a, lui aussi, choisi de l’agresser calmement, délibérément et avec préméditation. Ainsi, il s’agit d’une action qui n’implique pas nécessairement une réplique exacte de ce que l’on subit, mais un choix de réaction qui, avec diligence et intention, rend à l’autre quelque chose de symboliquement similaire. C’est ce qui permet de mieux transmettre un sens de justesse, menant éventuellement à une forme de justice plus significative que celle portée par la fameuse loi basique d’Hammurabi : « Dent pour dent, œil pour œil. ».Combien de dents s’arrachent dans notre quotidien, dans cette quête de réciprocité primitive ? Combien de regards s’éteignent dans mon pays, dans cette tendance à attaquer la lumière par celui à qui l’on a refusé le droit de l’apprécier ?

La situation actuelle au Liban est un exemple parlant d’un endroit du monde où ni l’empathie, ni la liberté, ni l’égalité, ni la réciprocité ne font sentir aux Libanais que ce qu’ils vivent est juste. Les mères qui attendent les corps délabrés de leurs enfants parlent plus de ce manque de justesse élargi. Les enfants sans école, ni maison ni perspective d’avenir, ne préparant qu’un projet de représailles, en évoquent les principes de base. Les hommes inquiets pour leur commerce, ne dormant pas les nuits en essayant de trouver un abri et en attendant les signalements d’évacuation, nous en racontent des histoires riches. Les familles de déplacés, les émigrés, les blessés dans les hôpitaux, les rêveurs du toit de leur maison au-dessus de leur tête en sont les meilleurs porte-paroles. Et enfin, les défunts, sous les décombres, sous la terre bien irriguée de sang, enterrés avant l’heure, avant le temps, avant le rêve, avant l’espoir, en parleront même parfois sans aucune stèle. En fin de compte, une terre bien irriguée de sang donnera des fruits au goût différent d’une terre qui ne contient que les corps de ceux qui ont vécu en pensant que la justice est un droit que la vie nous donne du moment où l’on acquiert le statut d’être humain. Notre terre libanaise, irriguée du sang imprégné d’injustice né du manque d’empathie, d’égalité, de liberté et de réciprocité, produira un fruit au goût amer. Ce fruit d’amertume, bien que mûr, sera la preuve vivante que lorsque nos actions envers autrui ne reflètent pas un sens de justesse, la justice qui en découle est condamnée à être dépourvue de sens, de substance, d’émotion et de dimension…

MD, PhD - Chef du service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph

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Que l’on en prenne conscience ou non, la justice émane d’une émotion, celle de ressentir que quelqu’un agit de manière juste. Dès notre plus jeune âge, nous développons un sens du jugement fondé sur le raisonnement, comme par exemple en apprenant des principes au cours de notre éducation, comme la règle de trois et le théorème de la transitivité. Ce jugement repose également...
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