Cette guerre à nulle autre pareille, nous l’aurons en quelque sorte vécue en chambres à part, dans les murs de la même demeure libanaise. Décidée, déclenchée et livrée en solo par une milice contre le gré de l’État et de la majorité du peuple, elle a profondément divisé les Libanais. L’union sacrée, de rigueur en pareille circonstance, n’a joué qu’au strict niveau social et humanitaire, avec le vaste élan de solidarité intercommunautaire qui s’est manifesté en faveur des innocentes populations déplacées. Et alors que la poussière de la bataille n’a pas encore fini de retomber, c’est encore à travers des prismes différents, contradictoires, qu’elle continue d’être considérée et commentée çà et là.
Incroyables d’irréalisme peuvent certes paraître les cris de victoire qu’on entend pousser au lendemain d’une confrontation militaire dont le Liban tout entier émerge pourtant comme le grand perdant. Un aussi exubérant triomphalisme ne doit pas toutefois faire illusion : il n’est après tout que normal, ose-t-on dire hélas, dans ce monde de délirante anormalité où se trouve relégué, enfermé notre pays depuis des décennies. Ce V qu’ont brandi des deux doigts les habitants du Sud se ruant à bord de leurs voitures chargées de matelas vers leurs villages dévastés à la minute même où démarrait la trêve, voyons-y plutôt ce qu’il est surtout, ce qu’il traduit : un indéniable et admirable attachement au sol natal ; un indissoluble lien charnel avec cette terre du Sud maintes fois envahie par l’ennemi et qui est en voie d’être récupérée, pour la dernière fois peut-être. C’est bien par son côté irrévocable, apparemment sans appel (tant va la cruche à l’eau), que cette ultime chance de reconstruire sur les ruines encore fumantes est susceptible de conduire les populations les plus éprouvées à de salutaires prises de conscience. À la libération des esprits et des langues. Au culte de la vie, plutôt que du vain martyre. Passée la griserie du retour, c’est cette face cachée du déni qui pourrait enfin se dévoiler, pour le plus grand bien du pays.
Quant au Hezbollah, incorrigible héraut de célestes victoires, ce serait se perdre en stériles démonstrations que de lui proposer à la comparaison les pertes humaines et matérielles subies par les deux camps. Encore plus éloquentes, et même accablantes, sont cependant les réalités nouvelles générées sur le terrain. La trêve actuelle impose ainsi à la milice, comme à l’État libanais, des restrictions, astreintes et contraintes infiniment plus sévères que lors des éphémères arrangements passés. L’état de non-belligérance avec Israël qu’elle implique est le même, en somme, que celui que prévoyait déjà l’accord du 17 mai 1983, conclu au lendemain d’une féroce invasion israélienne, et que Beyrouth avait dû dénoncer sous la pression militaire de la Syrie et de ses alliés locaux. C’est encore la même pacification de la frontière sud que prônait, après la guerre de 2006, cette résolution 1701 de l’ONU jamais respectée par les deux bords, et qui prend aujourd’hui une tardive mais implacable revanche.
Car non seulement le Hezbollah se trouve refoulé au nord du fleuve Litani ; non seulement l’obligation de désarmer toutes les milices est opportunément rappelée aux dirigeants libanais ; mais en vertu d’ententes hors texte, la mise en application de cette résolution est cette fois assujettie à la supervision d’un comité international incluant les États-Unis et la France. Et surtout, Israël est admis à intervenir à chaque fois que la trêve est violée du côté libanais : léonine licence de tirer que l’ennemi s’est hâté de mettre à profit en usant de frappes aériennes, et aussi en grignotant du terrain. Plus fort encore, toutes ces dispositions ont été agréées par le Hezbollah, qui avait mandaté son allié, le président de l’Assemblée Nabih Berry, pour négocier en son nom autant qu’en celui de l’État.
Sans pour autant omettre de réciter l’inévitable bulletin de victoire (le contraire eût été trop beau), sans non plus se livrer à une quelconque autocritique, le secrétaire général de la milice, Naïm Kassem, surprenait agréablement hier en protestant de ses excellentes dispositions quant aux diverses échéances qu’il va falloir honorer. C’est toutefois le chef du législatif qui avait donné le ton mercredi en laissant entrevoir cette brumeuse face cachée du funeste déni. Un test décisif attend les Libanais, et plus particulièrement les chiites, a-t-il en effet affirmé avant de plaider pour un retour au giron des institutions : processus qui commence par l’élection d’un président de la République. Commençant en fait par lui-même, l’homme qui a longtemps abusé de sa charge pour bloquer l’élection présidentielle a ainsi fixé la date du 9 janvier prochain pour un scrutin présidentiel.
Les Libanais ont deux mois pour faire d’une fragile trêve un véritable adieu aux (més)aventures guerrières. Que la triche s’en mêle une fois de plus, et toutes ces douloureuses contorsions n’auront servi qu’à perpétuer un récurrent et suicidaire laissez-le-feu.