
Elie Saab lors des 1001 saisons de Riyad, entouré, de gauche à droite, de Camila Cabello, Céline Dion, Jennifer Lopez et Halle Berry. Photo tirée du compte Instagram @eliesaabjr
La soirée du 13 novembre célébrant les 45 ans de métier d’Élie Saab dans le cadre des « Riyadh Seasons » a passé comme un mirage. On se pinçait littéralement pour croire qu’en une heure à peine ont brillé sur le podium de The Venue, cette somptueuse salle de spectacle surgie du désert, tant d’étoiles inaccessibles. Filantes, d’ailleurs, tant une fois le rideau tombé et les projecteurs éteints, après avoir vu défiler 300 robes du couturier libanais en trois tableaux successifs, les mannequins entourant Jennifer Lopez, Camila Cabello, Nancy Ajram, Amr Diab et puis Céline Dion dans une immersion up-beat d’images et de lumières, le public a cru se réveiller d’un rêve hypnotique.
À la croisée d’un nouveau monde
La sortie de scène finale était en elle-même un moment culte, Céline Dion en fourreau scintillant et voiles évanescentes donnant la main à Elie Saab, apparu des coulisses pour la conduire lentement vers la sortie. Une noce entre deux cultures, l’Orient d’Élie Saab et le grand nord de Céline Dion, dans une beauté paroxysmique où l’une des plus grandes voix de notre époque, sinon la plus grande, et le roi incontesté de la haute couture se sacraient l’un l’autre à la croisée d’un nouveau monde. « Las Vegas » venait en fait sur toutes les lèvres, la folle ville surgie du désert du Nevada demeurant le seul élément existant avec lequel comparer Riyad, cœur battant du désert d’Arabie. La capitale saoudienne, qui draine des millions de visiteurs vers sa longue saison de divertissements étalée d’octobre à mars, rivalise désormais, sous la houlette de Turki al-Sheikh, avec les points d’attraction les plus magnétiques du globe.
Robe Élie Saab du tableau « L’ode à l’éternel féminin ». Photo ©Élie Saab
Élie Saab sur un nuage
C’est à L’Attaché, au sein du quartier diplomatique, un district un peu en marge de Riyad que s’est donné l’after party. Ce lieu dont l’entrée suggère une cave de Saint-Germain-des-Prés, tout juste inauguré – et dont la peinture fraîche non signalée a réservé quelques mauvaises surprises aux invités en habits de lumière –, s’ouvre sur un jardin paysager désertique, rythmé de grands cactus, dans une nuit splendide entre mille. Beaucoup espéraient y côtoyer de près les stars qui ont mis le feu à la scène quelques minutes plus tôt. Mais il a fallu se résigner à l’idée que, malgré l’interdiction de photographier, les artistes ont préféré se reposer à l’hôtel. En revanche, l’arrivée d’Élie Saab entouré de son escouade a été célébrée par une ovation. Au bras de son épouse, Claudine, suivi par ses frères et d’autres membres du cercle des intimes, rejoint par son fils aîné Élie Saab Jr, l’un des plus investis dans le succès de cet événement, le créateur marchait sur un nuage.
Bonheur au Liban, fierté en Arabie
Interrogé sur ses émotions du moment, Élie Saab répond à L’Orient- Le Jour que paradoxalement, ce soir-là, il ne ressentait rien. « J’étais usé par la fatigue, comme anesthésié. » Le lendemain, réveillé avec un retour d’images irréelles, il prend conscience du gigantisme de ce qui s’est passé. « Je ne m’attendais pas à un tel impact », confie celui qui imaginait modestement «10% » de l’effet produit. « La couverture mondiale, les réactions à Beyrouth… J’ai été très ému d’avoir pu donner de l’espoir et du bonheur à mes compatriotes au Liban, dans ce contexte de guerre », poursuit le créateur. « Il est certain qu’au niveau du monde ça a été énorme, mais par-dessus tout, tout a été fait avec amour et le résultat est au-delà des mots », sourit-il. Sur la manière dont le projet s’est développé, Élie Saab révèle que l’idée lui a été proposée il y a un an par l’autorité saoudienne du divertissement, dirigée par Turki al-Sheikh. « Vous seuls pouvez nous emmener ces gens », lui avait dit le PDG coiffé d’un shemagh rouge aux pans rabattus, chaussant des lunettes noires de VIP, à lui seul porte-flambeau de la diversification économique saoudienne dans le secteur des loisirs. « De longs allers-retours ont suivi, discussions, examens du moindre détail. À la lumière de tout ce qui a été confirmé comme réalisable, nous avons fini par trouver un accord et nous nous sommes lancés. J’insiste sur le fait que chaque personne qui a travaillé sur ce projet y a mis tout son cœur », détaille le couturier.
De Damour à Aïn el-Remmané, créer dans l’exode
Sur son ressenti, au moment de célébrer 45 ans de création et de mesurer le chemin parcouru, Élie Saab rectifie : « En réalité, depuis la fondation de la maison Élie Saab, il faut compter 42 ans, mais j’ai tenu à ajouter ces trois années, non pas pour arrondir le chiffre mais pour mettre un peu de lumière sur mes débuts. J’ai commencé à l’âge de 15 ans dans des conditions difficiles, je devais me battre, gagner ma vie tout en préservant la fluidité et la magie de la haute couture ». De fait, Élie Saab n’a jamais fait mystère de cette partie de son parcours. Né à Damour, il n’a que 11 ans quand il doit fuir la ville avec sa famille sous la menace du massacre. À dix dans une même voiture, la petite tribu se retrouve à Aïn el-Remmané avec des années de vache maigre en perspective. À quinze ans seulement, Élie Saab maîtrise en autodidacte l’art de la création de mode qui est pour lui plus qu’une passion, une respiration. « Cette fois j’ai voulu raconter pour la première fois qui j’étais à 15 ans, ce que je faisais pour y arriver, pour gagner de l’argent. J’aime en ce moment braquer le feu sur cette période précoce de ma carrière. J’ai senti qu’il fallait la transmettre aux jeunes. C’était malgré tout une belle période, instinctive et puissante à la fois. Ma situation familiale, la guerre, m’ont donné la force d’y arriver. Tout était là pour que je change quelque chose », confie le créateur qui fonde sa maison éponyme à l’âge de 18 ans.
Élie Saab Jr avec son épouse Christina et le directeur de l'agence saoudienne du divertissement Turki al-Sheikh. Photot tirée du compte Instagram @eliesaabjr
Sur Élie Saab Jr : « Il avait tout enregistré »
Sur sa relation avec Élie Saab Jr, son fils, aujourd’hui directeur de la Maison, le couturier dit avec émotion : « C’est une relation unique. On se comprend au premier coup d’œil, on a le même regard, on voit les mêmes choses, c’est du bonheur. Nous sommes complémentaires. Sa force est d’avoir été imprégné très jeune de tous les processus. On ne se doutait pas à quel point il enregistrait. Il voyait et comprenait, posait des questions. C’est une grâce. » À ce propos, la présence de la famille d’Élie Saab dans tous les rouages de la maison interpelle, à l’aune d’un archétype du créateur souvent solitaire, plus souvent entouré d’un partenaire et d’un certain nombre d’auxiliaires que d’une tribu de même sang. « Cela s’est fait de manière organique. Aucun membre de la famille n’occupe un poste assis ou de complaisance. Chacun a trouvé dans la maison sa place et sa fonction. Chacun a son rôle et le joue à fond avec sincérité et efficacité », commente-t-il.
Robe Élie Saab du tableau « La réalisation du rêve ». Photo ©Élie Saab
Une grande tendresse
Revenant sur le spectacle en quatre tableaux magiques, donnant à voir tour à tour, à travers une mise en scène immersive, « La réalisation du rêve », « L’ode à l’éternel féminin », une « Plongée dans les détails » et « 1001 aubes », le couturier parle avec émotion de l’actrice Halle Berry qu’il voyait pour la première fois après des années d’une collaboration commencée la veille de la remise des Oscars 2002 où elle s’est vu remettre le trophée de la meilleure actrice. On constate une grande tendresse du couturier envers les femmes qu’il contribue à embellir. Par ailleurs, sur Jennifer Lopez dont la tenue de scène, particulièrement déshabillée, a fait couler beaucoup d’encre du fait qu’elle se produisait en Arabie saoudite, Élie Saab souligne qu’il n’a reçu aucune directive en amont : « Elle est comme elle est, on n’allait pas lui changer son style. Dans n’importe quel pays, elle aurait porté la même tenue sans soulever de critiques. L’autorité saoudienne voulait un événement mondial, elle croyait en ce qu’elle faisait, elle a su trouver un équilibre. Les gens étaient heureux. »
Magnifique Céline Dion dans un salut final. Photo tirée du compte Instagram @eliesaabworld
Sur Céline Dion : « On lui a donné de la force elle nous a donné de l’amour »
Sur l’apparition de Céline Dion, inattendue dans la foulée de son premier retour public lors des Jeux Olympiques de Paris, Elie Saab indique que malgré la maladie parfois invalidante dont souffre l’artiste légendaire, celle-ci a exprimé son enthousiasme quand le projet lui a été proposé, promettant de « chanter, peut-être, une chanson ». « Mais elle nous a aimés », dit le couturier, « on l’a entourée, elle s’est emballée. On lui a donné de la force, elle nous a donné de l’amour. Elle a cru au concept, elle s’est adaptée à l’énormité de la production », confie Elie Saab. Celine Dion finit par chanter deux airs, The power of love, et surtout I am alive, enflammant le public avec une gestuelle généreuse, entourée des danseurs et danseuses chorégraphiés par Blanca Li, les mannequins stylisés par Carine Roitfeld convergeant vers elle, comme elle vêtues des robes de la collection choisie pour incarner « 1001 aubes ».
« Le premier jour de la suite de ma carrière »
Jusqu’où est-il possible d’aller plus loin ? Pour Elie Saab, obsédé dès ses débuts, dès son enfance tourmentée par la guerre et son adolescence ternie par les difficultés, par l’idée d’ajouter de la beauté au monde, la question ne se pose pas. Grand amateur d’architecture -« les robes sont, après tout, des architectures »- le couturier s’est attelé à la fin des années 2000 à dessiner des meubles, ce qui a déclenché une forte demande en projets immobiliers personnalisés. Avec 28 projets énormes dans le monde, notamment en Égypte, au Vietnam, au Brésil et à Dubaï, Londres, Marbella, sans compter l’Arabie saoudite où 350 villas sont en cours de construction, Elie Saab ne lève jamais le pied.
« Ce n’est que le début, la vie commence tous les jours » dit celui pour qui chaque nouvelle opportunité, chaque nouveau succès, sont aussi de nouvelles sources de trac et de stress. « Aujourd’hui est le premier jour de la suite de ma carrière » dit le couturier qui reprend son ouvrage : les nouvelles collections ne peuvent pas attendre, entre pre-fall, prêt-à-porter, haute-couture été, et surtout l’exigeante ligne mariage attendue pour bientôt.