Où s’arrête le rationnel et où commence l’idéologie ? C’est une question que nous devons tous nous poser aujourd’hui quand nous essayons de décrypter les calculs des principaux acteurs du conflit tant à Gaza qu’au Liban. Il y a d’un côté un camp qui refuse d’accepter sa victoire (militaire) tant qu’il n’a pas fait disparaître son ennemi – entendu au sens large –, et un camp qui refuse d’accepter sa défaite tant qu’il n’a pas été complètement annihilé. Une fuite en avant mutuelle qui conduit inévitablement à prolonger indéfiniment la guerre.
Gaza a disparu. Soixante-dix pour cent des plus de 40 000 morts sont des femmes et des enfants. Yahya Sinouar et Mohammad Deif, les cerveaux derrière l’opération Déluge d’al-Aqsa, ont été éliminés. Mais le Hamas est encore là. Il tient encore l’enclave. Il détient encore plus de 100 otages. La guerre pourrait se prolonger pendant des années que la situation ne changerait pas fondamentalement. Il y aurait plus de morts, plus de destructions, mais aucune perspective de règlement politique. Quel est alors le plan de sortie de Benjamin Netanyahu? Occuper le nord de Gaza et intervenir à sa guise dans le sud de l’enclave ? Pousser un maximum de Palestiniens à fuir vers l’Égypte en admettant que celle-ci, sous la pression américaine, finisse par accepter de les recevoir ? Détruire chaque rue, chaque immeuble, chaque tunnel, chaque tente jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Gazaoui qui se réclame du Hamas ?
La situation n’est pas radicalement différente au Liban. Des dizaines de villages ont été rayés de la carte. Toutes les zones chiites associées au Hezbollah ont été vidées de leur population et sont en partie détruites. Le parti de Dieu a perdu son secrétaire général, tout son haut commandement militaire et une grande partie de son arsenal. Mais il est toujours là. Il poursuit ses combats dans le Sud. Il continue d’envoyer quotidiennement des roquettes et des missiles sur Israël. Là aussi, quel est le plan du Premier ministre israélien ? Intensifier les opérations, au sol comme depuis les airs, tant que le Hezbollah ne craque pas ? Créer une zone tampon dans le sud du pays et se donner le droit d’intervenir dans le nord à chaque fois qu’il le souhaite ? Faire élire un nouveau président sur un Merkava ? Pousser les Libanais à s’entretuer pour isoler le parti de Dieu ?
Benjamin Netanyahu ne veut pas vaincre l’axe iranien. Il veut le briser. Le mettre à genoux. Faire en sorte qu’il ne soit plus une menace dans les prochaines années et décennies. Il souhaite, dans le même temps, enterrer la question palestinienne. En somme : imposer une nouvelle réalité régionale. C’est son rêve depuis trente ans. L’arrivée de Donald Trump pourrait lui permettre de le réaliser. Le futur locataire de la Maison-Blanche souhaite que la guerre s’arrête, mais avant tout qu’Israël puisse « finir le travail ». Qu’est-ce que cela veut dire sinon qu’il donnera une carte blanche à l’État hébreu pour finir de détruire, occuper, annexer et dépeupler ?
Les prochains mois s’annoncent encore plus sombres. Israël est dans le déni. À tous les points de vue. Sur lui-même, sur les Palestiniens, sur le Liban, sur la région. Mais ce déni lui coûte beaucoup moins cher que le nôtre. Il y a des déplacés, des morts, des dégâts économiques et diplomatiques, mais absolument rien de comparable avec ce que nous vivons de l’autre côté du miroir. Israël peut poursuivre la guerre pendant encore des mois. Nous n’avons pas ce luxe.
Quand Nasser a perdu en 1967, il a accusé la terre entière d’être la cause de sa défaite. Mais il l’a tout de même reconnue. Que faudra-t-il pour que le Hamas et le Hezbollah en fassent de même ? Combien de Palestiniens et de Libanais doivent mourir, de villages ou quartiers être anéantis avant qu’ils ne reconnaissent qu’ils ont perdu ?
Le dernier discours du nouveau secrétaire général du Hezbollah, Naïm Kassem, était particulièrement inquiétant à ce titre. Pas seulement en raison de ses emphases, de ses menaces à l’encontre de l’armée libanaise ou de sa détermination à mener une guerre de longue durée. Mais parce que contrairement à son prédécesseur, Hassan Nasrallah, il donne véritablement le sentiment de croire à tout ce qu’il dit. De croire que le Hezbollah est en train de gagner, qu’Israël est sur le point de s’effondrer et que le temps joue en sa faveur.
Voilà des mois que le parti de Dieu se trompe dans chacun de ses calculs. Qu’il surestime en permanence sa force par rapport à celle de son adversaire et qu’il se montre incapable de sortir du logiciel de 2006. Cette logique a conduit au désastre que nous subissons tous actuellement, la base populaire de la formation pro-iranienne encore plus que le reste des Libanais.
Le Hezbollah doit accepter sa défaite. Il doit se retirer du sud du Litani, entamer un processus de désarmement, prendre ses distances avec l’Iran et repenser sa relation avec le Liban et les Libanais. Écrire ces mots vous fait immédiatement passer pour un traître aux yeux d’une partie du pays. Nous ne sommes rien de tout cela. Nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions d’Israël tant au Liban que dans la région. Nous estimons qu’il doit se retirer de chaque centimètre carré de notre pays et qu’il ne doit plus pouvoir le survoler. Mais nous sommes convaincu que nous n’obtiendrons pas cela par la force et encore moins par l’intermédiaire du Hezbollah.
Il est nécessaire d’accepter cette réalité si l’on veut un jour sortir de cette surenchère morbide qui ne mène à rien d’autre qu’à la souffrance tant de ceux qui la subissent que de ceux qui la soutiennent. C’est notre seule issue pour éviter le divorce et/ou la guerre civile. Pour reconstruire le Liban non pas contre le Hezbollah, peut-être même pas sans le Hezbollah, mais nécessairement avec un autre Hezbollah.
Sortir du déni, neutraliser une milice archaïque sanguinaire et signer la paix en renforçant notre armée.
13 h 08, le 15 novembre 2024