Gilbert Halaby n’en est qu’à l’aube de sa quarantaine et pourtant, à passer son parcours en revue, en l’écoutant parler et surtout mentionner ses déjà « trois renaissances », on pourrait croire qu’il a vécu mille vies. C’est vrai qu’il a beau avoir poussé à Beyrouth, plus précisément « à l’ombre des oliviers de ma tante, au Koura, dans le Nord », souligne-t-il, avant de faire ses armes en archéologie à l’Université libanaise de Fanar. Il a beau avoir ensuite pris les chemins de l’émigration vers Rome, en 2003, où, dit-il, dès les premiers instants il a été pris par un syndrome de Stendhal qui n’était que les premiers symptômes d’une longue histoire avec la Ville éternelle. Il a beau, à Rome donc, avoir ouvert une maroquinerie et bijouterie à deux pas du Panthéon. Puis, en 2010, avoir lancé une première collection de prêt-à-porter féminin, avant, en 2016, de fonder Maison Halaby qu’il décrit plutôt comme un salon à l’intersection de la mode, la culture, la philosophie et l’art. Il a beau avoir toujours été à l’intersection des mondes, ce n’est qu’au terme d’un « voyage » qui aura duré 35 ans que Gilbert Halaby a finalement vu la lumière, qui « m’a ramené à ce que je voulais être depuis toujours, c’est-à-dire peintre ». Et c’est justement dans le cadre de cette toute nouvelle reconversion ou renaissance que Halaby vient d’ouvrir son solo show « The First Harvest » (la première récolte) au Hydra Museum Historical Archives en Grèce.
Sur un malentendu
Lorsqu’il apparaît devant nous en visioconférence par Zoom, il suffit que le visage de Gilbert Halaby s’éclaire par un sourire pour qu’on comprenne à quel point l’esprit de la Méditerranée a déteint sur lui et sa personnalité ensoleillée. L’artiste commence par rapidement mentionner avec émotion sa première exposition solo intitulée « Domus Berytus », qui a eu lieu à Beit Beirut en 2023, puis la deuxième, dans sa « ville adoptive », Rome, sous le titre « Une comédie romaine » à la Maja Arte Contemporanea en juin 2023, avant d’avouer, avec quelque chose qui ressemble au bonheur : « Ce n’est que maintenant, à quarante ans, que je réalise mon rêve, c’est-à-dire être dans la peinture. »
Et pourtant, dès l’âge de quatre ans, à chaque journée passée dans les champs d’oliviers de sa famille maternelle au Koura, à regarder le soleil courir à travers les troncs vieux de mille ans, ou à attendre le bon moment pour récolter le fruit, ou à regarder le fruit se faire presser pour en extraire cet or liquide qu’est l’huile d’olive, Gilbert Halaby se met dans son coin et recouche, instinctivement, tout ce qu’il a vu ou ressenti sur un bout de papier. Il commence à quatre ans seulement, et tout le long de sa vie, d’aventure en aventure, cet homme pressé crée du temps et du silence, reclus sur des toiles qu’il peint pour lui-même. « Ça a toujours été mon remède, ma thérapie, même si je ne pensais jamais que mon art serait public. »
Un jour, il décide instinctivement d’accrocher quelques aquarelles dans son établissement Maison Halaby, à Rome, où des conversations entre l’art et la mode ne cessent de se catalyser. Une cliente de la boutique lui demande le prix d’une de ses toiles, pensant qu’elles sont à vendre. « Tout ça s’est fait sur un malentendu, en fait ! » Halaby est pris de court, novice dans le domaine. Sur les conseils d’une voisine galeriste, il réalise sa première vente, « le moment le plus gratifiant de ma vie entière, celui de sentir que mon travail de peintre autodidacte était apprécié et même désiré ». Et de poursuivre : « Ça m’a donné des ailes et, immédiatement, j’ai pris un local adjacent à Maison Halaby que j’ai reconverti en atelier. Depuis ce jour de 2019, je peins tous les jours, sans arrêt, avec l’impression de renaître pour la troisième fois. » Parallèlement, et puisque la vie est une boucle qu’il faut boucler à un moment, Gilbert Halaby acquiert en 2022 un champ d’oliviers à Vetralla, à environ 80 kilomètres de Rome. Un an plus tard, à l’automne 2023, il s’y rend pour la première récolte et là, dit-il avec une lumière dans ses yeux d’éternel enfant : « Chaque souvenir de mon enfance passée chez ma tante au Koura m’est revenu, intact, comme une vague. Je suis rentré à Rome et, presque automatiquement, je me suis mis à peindre des oliviers sans pouvoir m’arrêter. »
Un hommage aux oliviers du Liban-Sud
Et c’est précisément de cette première récolte, de ce déclic, de ce moment qui l’a tout d’un coup projeté dans ses souvenirs, que l’exposition qui porte bien son nom, « The First Harvest », est née. Ouverte le 5 octobre au prestigieux Hydra Museum Historical Archives sur l’île grecque d’Hydra, l’exposition est construite en deux volets. D’une part, une série d’huiles représentant le paysage d’Hydra qui change de couleur aux mains du soleil de la méditerranée, de saison en saison. La plus impressionnante de ses toiles est celle qui s’étend sur 8 mètres et représente un paysage méditerranéen qui se déploie avec les heures de la journée, de la Grèce au Liban, en passant par la Palestine, la Tunisie et même l’Italie et la France. L’évolution de la couleur fragmentée le long du paysage fait échos, comme nous l’explique le peintre, « aux trois soleils qui baignent ce bassin méditerranéen et qui ont rythmé ma vie. Le soleil du Levant, le soleil de Rome et le soleil de la Grèce ». L’ébullition des couleurs, qui vient sous-tendre un trait à la fois assuré et tendre, parfois naïf, est, quant à elle, le miroir des émotions débordantes de Halaby envers toutes les personnes qu’il aime et qui peuplent ce bassin, de sa famille au Liban à ses amis qui, d’été en été, l’attendent et l’accueillent à Hydra, l’île de son cœur.
D’autre part, le parcours de « The First Harvest » semble constellé de petites maisons solitaires dans des cadres XVIe et XVIIe qui, bien qu’esseulées, conservent comme par magie la chaleur de la maison. Là aussi, l’orchestration précise de la couleur de Halaby, qu’il traite comme une lumière à part entière, vient se confronter à un trait plus mou, parfois même moelleux. « Ces petites maisons, c’est moi, et tous ceux qui sont partis de chez eux, ou du Liban, mais qui ont gardé avec eux, où qu’ils soient partis, un morceau de la maison », conclut Gilbert Halaby, qui avoue que malgré la joie à l’ouverture de son exposition, « il y avait également une énorme peine à l’idée de savoir que les oliviers du Sud sont détruits et que cette année, plus précisément maintenant, à la saison des récoltes, personne ne sera là pour cueillir le peu d’olives qui restent encore. Mais les oliviers ont survécu à tous les envahisseurs, toutes les guerres, et cette exposition est, avant tout, pour moi, une ode au Liban et une promesse que nous y reviendrons récolter nos olives… »
*« The First Harvest » de Gilbert Halaby au Hydra Museum Historical Archives, jusqu’au 15 novembre 2024.