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Théorème des chrétiens du Levant : le Liban resterait-il l’exception ?

Théorème des chrétiens du Levant : le Liban resterait-il l’exception ?

La croix de la cathédrale Saint-Georges de Beyrouth. Photo Ibrahim Tawil

Le terme « Levant » a été utilisé pour la première fois en l’an 1497 pour désigner l’Orient ou les terres méditerranéennes à l’est de l’Italie. Historiquement, il correspond à cette région géographique et culturelle qui inclut le Liban, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie et l’Anatolie. Suite à la bataille de Marj Dābiq (à 44 km au nord d’Alep) le 24 août 1516, le Levant a été globalement sous occupation ottomane jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Au début du XXe siècle, d’importantes communautés chrétiennes, symbole du vivre en commun et de pluralité, y vivaient encore en jouant un rôle de premier rang sur le plan culturel, social et économique. Les chrétiens du Levant (ou d’Orient), surtout ceux du Liban, ont été à la base de la Renaissance culturelle arabe (al-Nahda) au XIXe siècle. Mais si ce siècle a été « le siècle des Lumières » pour ces chrétiens, le XXe et le début du XXIe leur auront été fatals : au-delà de leur lente érosion démographique due à des facteurs économiques et sociaux, allant de l’émigration à leur capacité d’intégration en Europe, dans les deux Amériques et en Australie, à la baisse de leur taux de natalité, etc., des événements géopolitiques majeurs ont provoqué une diminution brusque et rapide de leur nombre. Après 2 000 ans d’existence, leur présence dans le berceau de la chrétienté est devenue microscopique. Le tableau est déjà assez sombre.

Chrétiens d’Anatolie, de 20 % fin XIXe à moins que 0,5 %. Entre le tournant du XXe siècle et la Première Guerre mondiale, les chrétiens d’Anatolie, une des plus anciennes communautés chrétiennes de l’histoire, ont rapidement disparu : la population grecque a été échangée contre la population turque en Grèce ; après avoir subi de larges massacres, les survivants de la population assyrienne/chaldéenne et syriaque ont été obligés de quitter leurs terres et leurs foyers et partir en réfugiés dans le monde entier ; bien sûr, le génocide des chrétiens arméniens en 1915, au cours duquel un million d’individus, sur une population de 1 500 000, auraient été massacrés, et les survivants déportés par la force ou décimés par les famines, a été leur coup de grâce.

Selon l’agence de presse turque officielle Anadolu, le nombre de chrétiens en Turquie en 2020 serait d’environ 180 000 ; passant sous la barre de 0,5 % de la population après avoir été de plus que 20 % vers la fin du XIXe siècle.

Chrétiens de Palestine, de 15 % en 1948 à moins que 2 %. La présence chrétienne sur la terre où Jésus-Christ a accompli sa mission remonte à deux mille ans, sans discontinuité. Suite à la création de l’État d’Israël en 1948 et à l’exode de centaines de milliers de familles palestiniennes (la Nakba) qui s’en est suivi, dont de nombreuses chrétiennes, et aux retombées du conflit israélo-palestinien qui dure depuis 76 ans, le nombre de chrétiens s’est réduit comme peau de chagrin. Aussi, l’émigration juive de masse vers la Palestine à partir du XXe siècle a contribué au recul du pourcentage des chrétiens. De plus, à l’instar du restant de la population palestinienne, les expropriations des maisons et terres agricoles, les persécutions, etc., ont poussé la majorité des chrétiens de Palestine à prendre le chemin de l’exil.

De 15 % de la population en 1948, la présence chrétienne s’est trouvée réduite dans l’État hébreu à moins de 2 % fin 2023, selon son Service central des statistiques qui avance le chiffre de 187 000 chrétiens y vivant encore. Il y aurait aussi 2 % de chrétiens entre Gaza, Jérusalem-Est et la Cisjordanie.

Chrétiens d’Irak, de 4 % en 2003 à moins que 1 %. La présence chrétienne en Mésopotamie, ou en Irak, est aussi ancienne que le christianisme. De 1,5 million de chrétiens en Irak à la veille de l’invasion américaine de ce pays en 2003, et suite à l’effondrement de l’État et de l’armée irakienne qui s’en est suivi, menant à la pagaille et à la montée de l’extrémisme islamiste, plus de deux tiers (un million) des chrétiens irakiens auraient été contraints de quitter leur pays à l’ombre de l’insécurité, des massacres, de la destruction de leurs foyers, villages, églises et monastères des plus anciens du monde par l’organisation fondamentaliste État islamique (Daech).

Le quotidien français Le Monde dans son édition du 5 mars 2021 avance une fourchette de 300 000 à 500 000 chrétiens encore en Irak, citant l’Œuvre d’Orient, association de l’Église catholique qui travaille sur place, alors que selon l’organisation Aide à l’Église en détresse la population chrétienne irakienne aurait perdu plus de 90 % de ses effectifs depuis 2003, avec seulement 150 000 chrétiens encore sur place.

Chrétiens de Syrie, de 10 % en 2011 à 2 %. Les racines du christianisme en Syrie remontent jusqu’à Paul de Tarse, ce citoyen romain futur saint Paul qui a « rencontré le Christ » sur le chemin de Damas, devenant l’un des plus grands évangélisateurs et théologiens dans l’histoire du christianisme.

Au tournant du XXe siècle, les chrétiens y étaient environ 15 % de la population. Suite à l’« érosion » démographique due aux facteurs économiques et sociaux, leur taux s’est stabilisé aux alentours de 10 % jusqu’à la veille de la guerre qui a déchiré ce pays à partir de 2011 jusqu’à ce jour. L’évêque chaldéen d’Alep, Antoine Audo, affirme qu’« entre 2011 et 2018 le nombre de chrétiens en Syrie a chuté de plus de 50 % ».

Selon le journal Le Monde du 17 septembre 2024, « la présence chrétienne en Syrie est passée de 8 % à 2 %, de deux millions à 500 000 personnes. La guerre, la poussée djihadiste et l’absence de reconstruction ont eu raison de l’identité plurielle du pays, qui fut un berceau du christianisme ».

Chrétiens du Liban, de 50 % en 1975 à… La présence chrétienne au Liban a été une exception par rapport aux autres pays de la région, vu son pourcentage élevé dans la population ainsi que son poids politique et économique.

Au tournant du XXe siècle, les chrétiens étaient majoritaires sur l’étendue de la région géographique qui correspond aujourd’hui au Liban. Dans le sillon de la Première Guerre mondiale, la famine qui a frappé principalement le Mont-Liban en 1915-1916 a emporté plus d’un tiers de sa population à majorité chrétienne. Quelques vagues de déplacés chrétiens, fuyant les exactions dans les autres pays du Levant, de confession arménienne, syriaque ou assyrienne/chaldéenne, ont trouvé refuge au Liban au cours de la première moitié de ce siècle. La population chrétienne au Liban a pu se maintenir aux alentours de 50 % de la population jusqu’à la veille de la guerre en 1975 qui a duré 15 ans. L’instabilité, les pertes en vies et en intérêts économiques subies pendant cette guerre, sans oublier les conséquences dévastatrices de la série de conflits sanglants entre les différentes factions chrétiennes, ont poussé une bonne partie des chrétiens à quitter le pays pour refaire leur vie ailleurs.

Si la stabilité d’après Taëf a déclenché un certain mouvement inverse par le retour dans leur pays de nombreux chrétiens installés à l’étranger, le fameux décret de naturalisation de centaines de milliers d’individus en 1994, avec une écrasante majorité de naturalisés de confession musulmane, et ses effets sur deux décennies, a réduit rapidement la proportion des chrétiens dans la population libanaise totale.

Finalement, la non-résolution du problème du peuple palestinien continue à apporter depuis 1948 son lot d’instabilité au pays du Cèdre : actuellement, les graves répercussions sur le Liban des événements à Gaza menacent de pousser encore plus de chrétiens à chercher une vie sous des cieux plus cléments.

Sans entrer dans la polémique des chiffres, il est certain qu’à partir de 1975, le nombre de chrétiens libanais a rapidement chuté en proportion de la population totale.

Le « théorème des chrétiens du Levant ». Au vu des changements démographiques survenus lors des 100 dernières années, un pattern particulier équivalent à un « théorème des chrétiens du Levant » peut être identifié : tout choc géopolitique frappant l’un de ses pays, et dont les retombées se traduisent par une instabilité sécuritaire de longue durée, accélère d’une manière fulgurante le rétrécissement de la présence chrétienne dans ce pays. Exemples : la Palestine, l’Irak et la Syrie.

***

Lors des quinze dernières années, de géants transferts de populations (plus de 13 millions de réfugiés syriens, 2 millions de déplacés palestiniens à Gaza, actuellement de centaines de milliers de déplacés libanais dans leur propre pays), sous les yeux d’un monde passif ou complice, ont « dédramatisé » aux yeux de l’opinion publique internationale les bouleversements démographiques brusques. Or ces grands mouvements de populations, et remplacements peut-être, dans la proximité immédiate du Liban et aujourd’hui même sur son sol n’augurent rien de rassurant.

Par ailleurs, la communauté internationale n’entreprend rien, absolument rien, pour contribuer au retour dans leur pays de deux millions, sinon plus, de déplacés syriens majoritairement de confession musulmane au Liban. Or l’instabilité éventuelle que cette présence au Liban pourrait générer et/ou les recommandations de l’Union européenne appelant à l’intégration des déplacés syriens « au tissu social » dans leurs pays d’accueil porteront un coup de grâce au pourcentage de chrétiens au Liban.

La malédiction qui a frappé les chrétiens du Levant depuis un peu plus d’un siècle aura-t-elle raison aussi des chrétiens libanais, dans le sillon d’un ébranlement géopolitique quelconque qui frapperait leur pays ?

Ce pattern rattrapera-t-il le dernier foyer des chrétiens de ce Levant en ébullition ? Le Liban sera-t-il l’exception à cette règle ?

Le futur, proche à mon avis, nous apportera certaines réponses.

Joseph A. EL-KHOURY

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Le terme « Levant » a été utilisé pour la première fois en l’an 1497 pour désigner l’Orient ou les terres méditerranéennes à l’est de l’Italie. Historiquement, il correspond à cette région géographique et culturelle qui inclut le Liban, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie et l’Anatolie. Suite à la bataille de Marj Dābiq (à 44 km au nord d’Alep) le 24...
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