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Idées - Entretien

Élias Khoury : Mahmoud Darwich est celui qui a inventé la langue palestinienne

Suite à la disparition du romancier libanais Élias Khoury, le 15 septembre, « L’OLJ » vous propose de (re)découvrir le dernier entretien qu’il a accordé à son amie l’écrivaine et contributrice à « L’Orient Littéraire » Georgia Makhlouf.

Dans cette interview, il évoque notamment sa rencontre et son compagnonnage avec un autre monument de la littérature arabe et farouche défenseur de la cause palestinienne, le poète Mahmoud Darwich. Nous reproduisons ici le texte intégral de cette interview, publiée originellement dans le n° 9 « Art et politique » de la revue internationale « Apulée » (éditions Zulma, mai 2024), et précédée d’un mot d’introduction de Georgia Makhlouf.

Élias Khoury : Mahmoud Darwich est celui qui a inventé la langue palestinienne

Élias Khoury en 2004. Stéphane de Sakutin/AFP

J’ai réalisé cet entretien avec Élias Khoury alors qu’il traversait l’enfer. Il avait subi une très lourde intervention chirurgicale, suivie de plusieurs autres, entrecoupées par des épisodes de convalescence puis de fatigue intense, douleurs et rechute.

Néanmoins, il a tout de suite accepté le principe de cet entretien. Je crois que nos échanges, même brefs, lui apportaient de la joie. On l’a vu sourire plusieurs fois à une période où ça ne lui arrivait plus que très rarement. Évoquer Mahmoud Darwich le ramenait à des temps heureux d’intense activité politique et intellectuelle, de création et d’écriture. Et faisait remonter des souvenirs chers à son cœur, comme celui du plat de riz et « fassoulia » que Mahmoud excellait à cuisiner, affirmant qu’il était le meilleur chef du pays, le « spécialiste du fassoulia ». Il se rappelait parfois des détails d’importance, par exemple le fait que Mahmoud aimait appeler ses amis écrivains « émir », comme le faisait Farahidi qui écrivait que les poètes étaient « les émirs de la parole ».

Élias évoquait aussi, au détour d’une question mais sans rapport direct avec celle-ci, des moments marquants de sa relation avec Mahmoud, ou des récits que ce dernier lui faisait de sa vie en Palestine alors qu’il était enfant ou adolescent. Il me relata un jour que Mahmoud, alors qu’il n’avait que 12 ans, écrivit un poème à la demande de son professeur dans lequel il décrivait les réfugiés à qui on avait volé leur maison et les paysans à qui on avait pris leurs terres. Il avait lu ce poème en classe, le jour de la fête de l’indépendance d’Israël et en présence du gouverneur militaire. Dès le lendemain, il était convoqué au bureau du gouverneur qui le menaça, s’il poursuivait dans cette voie, de priver son père de son travail et de le mettre au chômage. C’est ce jour-là que Mahmoud comprit que la poésie était chose dangereuse.

L’émotion d’Élias était palpable pendant nos conversations et, parfois, y mettait fin.

J’espère vivement être restée fidèle à sa pensée et à son émotion. Toutes deux sont essentielles pour comprendre cette amitié de toute une vie qui l’a lié à Mahmoud Darwich et qui a irrigué leurs deux œuvres.

Georgia Makhlouf

G.M. : Où et dans quelles circonstances avez-vous rencontré Mahmoud Darwich ?

E.K. : J’ai fait la connaissance de Mahmoud Darwich au Centre de recherches palestiniennes (CRP) (Markaz al-abhâth al-filastiniyya), fondé en 1965. Il venait du Caire. Il avait quitté la Palestine après avoir été assigné à résidence suite à la publication d’articles jugés trop virulents par la justice israélienne et s’était rendu à Moscou où il avait entamé des études universitaires ; puis il avait passé quelque temps au Caire où il avait travaillé pour le quotidien al-Ahram. Il arrive donc à Beyrouth en 1972 et travaille au CRP, comme traducteur d’abord puis comme rédacteur en chef du mensuel Chou’oun Filastiniyya (Les Affaires palestiniennes).

Vous-même travailliez aussi dans ce centre de recherche ?

Je faisais pour eux de petits travaux. Le mensuel Chou’oun Filastiniyya était organisé en plusieurs thématiques : Israël, la Palestine, la Palestine et le monde/les relations internationales, la Palestine et le monde arabe. Mahmoud y a ajouté un axe concernant la lecture que l’on faisait de la Palestine en Israël. Comme il connaissait l’hébreu, il pouvait lire ce qui se publiait en Israël et en rendre compte. Il souhaitait également introduire dans le mensuel une section « Culture ». Il se trouve que très rapidement après sa prise de fonctions, se produit un événement majeur : Ghassan Kanafani est assassiné le 8 juillet 1972 à Beyrouth. Mahmoud Darwich décide alors de consacrer un numéro spécial à Kanafani et il sollicite les plus grands écrivains de l’époque pour y participer : Ihsan Abbas, Fadl el-Naqib, Ahmad Khalifeh, Jabra Ibrahim Jabra… Et à ma grande surprise, il me demande d’y prendre part aussi en écrivant moi-même un texte. Je n’avais que 22 ans à l’époque et sa confiance m’a infiniment touché, puisque je n’avais publié que très peu de choses jusqu’alors. À partir de là, j’ai été chargé de suivre et de chroniquer les livres parus en Palestine et au Liban et de couvrir les événements culturels qui se produisaient dans ces deux pays. Cette collaboration a évidemment approfondi notre amitié et l’a inscrite dans un engagement commun qui croisait la Palestine et la culture.

Mahmoud Darwich était-il déjà connu comme poète à cette époque ?

Lorsque j’ai rencontré Mahmoud, il n’avait évidemment pas la renommée qu’il va acquérir avec le temps, mais il était déjà un grand poète. Lorsqu’on rencontre un poète de cette valeur, on a le sentiment de découvrir à travers lui toute la poésie du monde. Rencontrer un grand écrivain, c’est rencontrer dans un même mouvement les écrivains de tous les pays, c’est pénétrer dans un monde plus vaste, multiple et enchanteur. Et dans ce monde qui s’ouvrait, il y avait une place pour moi, je pouvais en faire partie et c’était grâce à lui, c’est lui qui m’en a ouvert les portes. J’aimais déjà beaucoup la poésie arabe avant de le rencontrer. J’avais appris par cœur des tas de poèmes arabes, grâce d’ailleurs à ma grand-mère qui m’en lisait et m’en récitait tout le temps. Depuis mes plus jeunes années, j’avais le sentiment que tout cela m’appartenait, que la poésie était mienne ; c’était comme si j’avais écrit moi-même tous ces poèmes ! La poésie faisait partie intégrante de ma vie, partie intégrante de ma culture et de la personne que j’étais. Mais évidemment, mon amitié avec Mahmoud a joué un rôle déterminant dans mon itinéraire d’écrivain.

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Revenons donc à votre aventure commune au CRP...

Le numéro spécial autour de Ghassan Kanafani a installé la vocation culturelle de la revue. Puis de multiples développements au CRP ont abouti au départ de son directeur général, et Mahmoud l’a remplacé. Il ne souhaitait pas occuper ce poste, mais il a quand même accepté d’assumer cette responsabilité. Il est donc devenu à la fois directeur général et rédacteur en chef de la revue et il m’a demandé d’en assurer la fonction de secrétaire général. Cela a constitué le point de départ d’une longue aventure commune. Nous étions tout à fait indépendants vis-à-vis du pouvoir et des instances de direction du mouvement palestinien. Cet état de choses a d’ailleurs créé énormément de problèmes et souvent des conflits, et a abouti à ce que nous soyons tous les deux renvoyés du CRP. En réalité, nous avons finalement démissionné d’un commun accord et Mahmoud est parti à Tunis où il a rejoint le bureau régional de l’Unesco. Pour ma part, je suis resté à Beyrouth et j’ai entamé une collaboration avec le quotidien al-Safir. Un an plus tard, Mahmoud est revenu à Beyrouth et a conclu un accord avec Yasser Arafat pour la création d’une revue littéraire dont il serait le rédacteur en chef. Ça a été la naissance d’al-Karmel en 1981, qui est devenue la meilleure revue littéraire du monde arabe. Moi, j’y ai travaillé un an seulement, car en 1982, les Palestiniens ont dû quitter Beyrouth et Mahmoud Darwich est parti à Tunis avec eux. Cela a été la cause de l’unique épisode de fâcherie et de distance entre nous.

Quelle était la cause de cette fâcherie ?

Mahmoud m’a proposé de le suivre à Tunis. J’ai refusé. Je lui ai dit que je ne pouvais pas quitter mon pays et il a ressenti cette prise de position comme une critique voilée du fait qu’il avait lui-même quitté la Palestine.

Malgré cette brouille passagère, notre amitié s’est poursuivie. Il y avait entre nous de l’affection, de l’entente, des projets communs ; nous échangions en permanence des informations, des livres, des préoccupations. Le partage était un flux ininterrompu, il m’envoyait ses textes et attendait mes réactions, mes retours, mes commentaires. Si je ne réagissais pas rapidement, il me téléphonait. C’était une véritable amitié littéraire au sens le plus noble, le plus profond, le plus fort du terme.

Quel regard portez-vous sur la poésie de Mahmoud Darwich, vous qui avez été si proche de lui ?

Mahmoud Darwich représente un phénomène majeur dans la littérature arabe. Il est parvenu à exprimer le désastre, la catastrophe d’un peuple sans les transformer en drame larmoyant. Sous sa plume, la Palestine est devenue une tragédie aux dimensions du monde, une tragédie universelle. Il a tissé la conscience, la langue et le parler palestiniens d’une manière tout à fait unique et sans équivalent. On peut dire que c’est lui qui a créé la langue palestinienne. D’autres y ont contribué, certes, tels que Ghassan Kanafani, Émile Habibi, Jabra Ibrahim Jabra, mais Mahmoud est celui qui a inventé la langue palestinienne, ses signifiants, ses manières de parler et de dire le monde. Mahmoud se méfiait des symboles. Il a travaillé sur la relation entre la terre et l’homme, entre le paysan et ses plantations ; il a cherché à incarner les odeurs, la matière du sol, son humus, la qualité particulière de son sable, son terreau. Il a dit la relation entre le buveur et l’eau, entre l’assoiffé et la source. Il s’est emparé de tout cela d’une façon infiniment créative qui a fait de lui l’inventeur de la langue palestinienne.

Et cette langue qu’il a inventée est-elle devenue la langue commune des Palestiniens, celle dans laquelle ils se reconnaissent ?

Le génie de Mahmoud est que cette langue puise sa matière dans le vécu des Palestiniens, dans leur expérience du monde. Il a articulé l’expérience de la Nakba, la vie quotidienne des paysans et des classes populaires, celle des réfugiés dans les camps, pour inventer une langue nouvelle qui n’avait plus rien à voir avec la langue traditionnelle et qui, néanmoins, est devenue la langue commune. Il restitue au peuple palestinien une langue nouvelle dans laquelle il se reconnaît et qui lui permet de dire sa tragédie. Mahmoud Darwich a rendu leur langue à ceux à qui elle appartient. Et son génie particulier tient aussi à son exigence de liberté. Il ne voulait se laisser enfermer dans rien, ni identité étroite ni exigence imposée ; il ne voulait surtout pas devenir le porte-drapeau de la cause palestinienne, le symbole de sa lutte. Je voudrais aussi insister sur le statut paradoxal de Mahmoud Darwich au sein des lettres arabes : il est à la fois un poète de l’avant-garde littéraire et un poète populaire que tout le monde lit et apprécie. C’est ce mélange qui lui confère sa singularité, sa place à part. Il n’est ni Nizar Kabbani ni Adonis. Il est un poète épique et lyrique.

Y a-t-il des poèmes particuliers qui ont fait date dans ce processus que vous décrivez, celui de la restitution de la langue à ses locuteurs ?

Bien sûr, le premier qui vient à l’esprit est « Identité ». Il commence par ces vers dits et redits à tant d’occasions, que tous les Palestiniens connaissent : « Inscris / Je suis arabe / Le numéro de ma carte est cinquante mille / J’ai huit enfants / Et le neuvième viendra… après l’été / Te mettras-tu en colère ? » (Poèmes palestiniens, éditions du Cerf, 1970). Je pense aussi aux poèmes dédiés à Rita, son amoureuse israélienne. Le premier vers du poème le plus connu, « Rita et le fusil » (idem), commence ainsi : « Entre Rita et mes yeux, un fusil », et plus loin : « Ah Rita ! / Entre nous mille oiseaux, mille images / D’innombrables rendez-vous / Criblés de balles par un fusil. » Ce poème a été mis en musique par le musicien libanais Marcel Khalifé et a connu un immense succès. Le recueil Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude (Actes Sud, 1996) est également à mon sens un recueil d’importance majeure qui commence par ces mots : « Ainsi qu’une fenêtre, j’ouvre sur ce que je veux. / J’ouvre sur mes amis qui apportent le courrier du soir / Du pain, du vin, quelques romans / Et des microsillons. » C’est dans ce recueil que Mahmoud Darwich mêle poésie épique et chant lyrique. Il insistait beaucoup sur le fait qu’il était un poète troyen et que sa poésie était un instrument au service des vaincus qui leur permettait de lutter, de défendre leur droit à la vie. Et le cheval qui donne son titre au recueil devient le symbole par excellence de la résistance du peuple palestinien. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que Mahmoud disait ses poèmes et ne se contentait pas de les écrire. Il savait l’importance dans la culture et la conscience arabes de ces séances poétiques en présence d’un large public. Et il avait un talent particulier qui lui permettait de construire une relation très singulière avec ses auditeurs. C’était fascinant de l’écouter et d’observer sa façon d’entrer en interaction avec son public, d’exercer sur lui une forme de séduction. Il charmait son auditoire, au sens fort du terme, et instaurait une relation d’échange ininterrompu avec lui. Je me souviens d’un événement majeur qui s’est tenu au siège de l’Unesco à Beyrouth en 1989. Le public était venu en masse, deux mille personnes dans la salle et autant à l’extérieur où on avait placé un écran géant. Et c’était vraiment un moment extraordinaire, d’une incroyable intensité. Le courant passait de façon remarquable entre lui et ceux qui étaient venus l’écouter. Réciter faisait partie intégrante de son œuvre littéraire.

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Mahmoud Darwich a connu l’exil à différentes étapes de sa vie. Pouvons-nous parler de la façon dont il vivait ces exils ?

Il a connu en effet des exils multiples. Le premier exil est celui dont il a fait l’expérience dans son propre pays. On désigne alors le Palestinien comme « l’absent-présent ». Le deuxième exil le mène en URSS où il fait des études de philosophie, puis au Caire où il travaille comme journaliste et s’achève quand il s’installe à Beyrouth. C’est là qu’il commence à affirmer sa présence sur la scène littéraire arabe avec ce statut paradoxal que j’ai déjà évoqué : poète populaire et poète avant-gardiste. Le troisième exil le conduit à Paris, et c’est durant cet exil qu’il publie plusieurs recueils, de Plus rares sont les roses (Éditions de minuit, 1989) à Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude, qui représente à mon sens un sommet dans son œuvre poétique. Le quatrième exil est celui qui fait suite aux accords d’Oslo. Il se voit forcé de quitter Paris et vit entre Amman et Ramallah pendant un certain temps. Malgré son désaccord avec l’Autorité palestinienne – il considère que ces accords sont une plongée dans l’obscurité –, il conserve de bonnes relations avec Arafat et l’OLP. C’est à cette période qu’il devient, aux dires mêmes de l’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin , le poète de l’exil, celui qui exprime parfaitement l’expérience palestinienne du monde.

Y a-t-il un souvenir plus personnel de votre amitié littéraire que vous aimeriez évoquer ?

Il y a en effet un moment très important de notre relation qui se passe au moment de l’écriture de son poème « Le lanceur de dés » (Sindbad/Actes Sud, 2010). Il me l’avait envoyé et, dès le lendemain, il m’a appelé pour savoir ce que j’en avais pensé. C’était un des plus beaux moments de notre amitié, même si j’ai du mal à trouver les mots pour en restituer la force. Malgré nos succès et la reconnaissance que nous recevions, chacun de son côté, aucun de nous deux ne se pensait comme un écrivain majeur, nous étions toujours dans le doute, le questionnement. Donc mon avis comptait beaucoup pour lui, comme le sien pour moi. Et ce poème publié en 2008, soit peu avant sa mort en août, a rapidement reçu un accueil enthousiaste et fait le tour du monde arabe. Il évoque les hasards de l’histoire qui ont permis à un enfant de Galilée issu d’une famille modeste d’échapper plusieurs fois à une mort certaine pour devenir un homme mûr qui affronte avec lucidité son destin et… sa mort qu’il sait prochaine. Je l’avais lu avec une immense émotion. Et je peux affirmer qu’au cœur de l’écriture de Mahmoud Darwich, il y a de l’amour. C’est aimer qui lui donne l’impulsion d’écrire, et chacun de ses poèmes est une lettre d’amour. C’est pourquoi, à mon sens, ses poèmes sont inscrits dans la conscience, la mémoire et l’âme arabes et ils y resteront très longtemps.

Je me souviens aussi qu’un jour Mahmoud m’avait demandé : « Est-ce que je ressemble à un poète ? » et je lui avais répondu : « Non, tu ressembles à une star de cinéma. » Il était en effet tout à la fois une étoile, avec ses yeux vert et gris, et un immense poète, le poète qu’il avait voulu être.

Traduit de l'arabe par Georgia Makhlouf.

J’ai réalisé cet entretien avec Élias Khoury alors qu’il traversait l’enfer. Il avait subi une très lourde intervention chirurgicale, suivie de plusieurs autres, entrecoupées par des épisodes de convalescence puis de fatigue intense, douleurs et rechute. Néanmoins, il a tout de suite accepté le principe de cet entretien. Je crois que nos échanges, même brefs, lui apportaient de la...
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