Opinion

Elias Khoury : Une année de douleur

Elias Khoury : Une année de douleur

Suite à l’annonce du décès du romancier Elias Khoury le 15 septembre 2024, nous republions ce texte de l'écrivain publié dans nos colonnes le 1er août 2024.



Je constate avec stupéfaction que je suis couché dans mon lit d’hôpital depuis une année entière.

Une année entière avec la douleur qui ne s’arrête qu’avec le surgissement d’une nouvelle douleur, à croire que l’être humain est fait d’éléments dont le croisement anéantit sa vie de manière ininterrompue.

Je n’ai pas à me plaindre et je ne me plains pas, mais l’intensité d’une douleur qui broie le roc fait perdre à la vie tout son sens.

Dans la vie quotidienne et ordinaire, nous devons chercher le sens, mais dans la vie de douleur, nous avons à le fabriquer.

Et qui fabrique le sens sinon celui qui s’est brûlé avec une douleur aussi inépuisable ?

Quand je me réveille pour écrire mon article hebdomadaire, une douleur plurielle éclate au fond de moi, comme si je commettais tous les péchés et tous les crimes depuis l’aube des temps.

Je ne peux pas décrire la douleur, il s’agit d’une sensation qui te frappe soudain et qui, lorsqu’elle te lâche, te fait choir en lambeaux, incapable de vivre.

Personne n’a décrit ou écrit la douleur, car, au fond, nous résidons dans ce qui ne s’écrit pas.

Dans un monde enveloppé de tristesse, nous espérons en être débarrassés assez vite pour renouer avec la vie dont le goût et le plaisir nous manquaient, celle que nous n’avons pas oubliée, que nous n’oublierons jamais.

J’imagine devant moi une mer de douleur, une mer houleuse qui me lacère de partout, qui me contraint à pousser des cris.

Je suis en train d’attendre le temps, et le temps traîne lentement, lourdement, grossièrement, mais ne vient pas.

Il arrivera à contrecœur en fin de compte, nous le ferons venir, enchaîné, pour témoigner que notre droit à la vie est un droit sacré.

Je ne vous parlerai pas de la souffrance de Jésus-Christ ni de la douleur de Marie Madeleine, mais je peux vous dire qu’il s’agit d’une épreuve immense et que je vis en plein dedans.

Connaissez-vous quelqu’un qui a écrit la douleur ? Présentez-le-moi afin que je lui demande de m’accompagner dans ce voyage douloureux que j’entreprends en solitaire. Envoyez-le-moi, afin que je lui confie mon histoire, que j’écoute la sienne.

Pourtant, lorsque je crois avoir trouvé une telle personne, je me rends compte qu’elle se dérobe, par crainte d’affronter ma douleur et la sienne propre, comme si les douleurs ne se croisaient pas.

La tête peut-elle se détacher du corps ?

Suis-je capable de réfléchir avec ma tête alors que mon corps est meurtri ?

La douleur se joue de moi. Quand je commence à écrire, j’ai l’impression que la sérénité coule de ma tête pour envelopper mon corps, mais soudain, quelques instants plus tard, la sérénité fusionne avec la douleur brutale qui me ravage, je me sens alors obligé d’arrêter d’écrire afin de retrouver ma lucidité.

Ce jeu m’épuise, je ne sais pas comment l’aborder, je tente de m’y réfugier en dénichant un lieu sûr tout au fond de moi.

Existe-t-il un refuge sûr quand la douleur t’accable ?

Je n’en sais rien, personne n’en sait rien, mais nous essayons toujours de sauvegarder un lien, aussi ténu soit-il, entre la tête et le corps.

Je me souviens du 12 juillet 2023 alors que je me trouvais aux urgences à l’Hôpital de l’« Hôtel Dieu », j’étais sous l’emprise d’une douleur telle qu’aucun être humain ne pourrait supporter. J’ai supplié l’infirmier de me donner de la morphine, j’invoquais la mort pour que cette douleur s’arrête, j’ai ensuite perdu connaissance pour me réveiller deux jours plus tard dans le service des soins intensifs.

C’était une douleur inédite, je n’avais jamais imaginé qu’elle puisse exister avec une telle violence, mais elle était là et elle me guettait.

C’était le soir de mon anniversaire, ma fille avait préparé une fête pour l’occasion, mais soudain la fête s’était retournée de fond en comble, cédant la place aux noces de douleur.

Vous en souvenez-vous ? Pour ma part, je n’ai plus la force de me souvenir, je suis couché dans mon lit maintenant et je vous raconte ce que j’avais ressenti ce jour-là et les autres jours qui avaient suivi. Je voudrais que vous vous rappeliez toujours que la douleur vient de n’importe où, qu’elle s’installe dans nos corps, dans nos cœurs et qu’elle habite avec nous.

Et pourtant, je n’ai perdu ni l’espoir ni le courage.

Ai-je le droit de perdre espoir alors que je suis entouré de l’affection de tant d’amis, que je vis une histoire d’amour incomparable et qu’une équipe de médecins dévoués m’entoure sans cesse, bien déterminée à me sauver la vie ?

Peut-il perdre courage celui dont l’épreuve fusionne avec la terre depuis le début de la résistance palestinienne ?

Gaza et la Palestine sont attaquées avec sauvagerie depuis presque un an, elles résistent toujours, inébranlables. Elles sont le modèle qui m’enseigne chaque jour l’amour de la vie.

Elias Khoury

(Al-Quds al-‘Arabi, le 16 juillet 2024)

Traduit de l’arabe par Rania Samara

Suite à l’annonce du décès du romancier Elias Khoury le 15 septembre 2024, nous republions ce texte de l'écrivain publié dans nos colonnes le 1er août 2024.Je constate avec stupéfaction que je suis couché dans mon lit d’hôpital depuis une année entière.Une année entière avec la douleur qui ne s’arrête qu’avec le surgissement d’une nouvelle douleur, à croire que l’être humain est fait d’éléments dont le croisement anéantit sa vie de manière ininterrompue.Je n’ai pas à me plaindre et je ne me plains pas, mais l’intensité d’une douleur qui broie le roc fait perdre à la vie tout son sens.Dans la vie quotidienne et ordinaire, nous devons chercher le sens, mais dans la vie de douleur, nous avons à le fabriquer.Et qui fabrique le sens sinon celui qui s’est brûlé avec une douleur aussi...
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