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Culture - Portrait

Elias Khoury ou l'arabisme éclairé

Le romancier libanais, défenseur acharné de la cause palestinienne, est décédé dimanche des suites d’une longue maladie. Il faisait partie des figures arabes de gauche qui ont, tout au long de leur vie, oeuvré à lier le combat pour la libération de la Palestine à celui de la démocratie dans la région.

Elias Khoury ou l'arabisme éclairé

L'écrivain libanais Elias Khoury dans un café de Beyrouth le 9 septembre 2007. (MARWAN NAAMANI / AFP)

Beyrouth comptait au rang de ses grands amours. Elle l’habitait presque autant qu’il l’habitait. Dans les heures les plus fastes de la capitale libanaise comme dans ses heures les plus tristes, le romancier libanais Elias Khoury n’a jamais cessé d’y revenir. C’est là qu’il est né, là où il a également rendu son dernier souffle dimanche dernier, à l’âge de 76 ans. Il y a mené ses combats politiques et culturels, organisé sa révolution littéraire, contribué au rayonnement d’une cité qu’il percevait comme étant résolument, passionnément, arabe. Beyrouth hante son œuvre, en constitue l’un des personnages récurrents et principaux. Le lieu d’où il a amorcé sa carrière de critique littéraire et de romancier. Là d’où il a commencé à militer pour la Palestine et a participé pleinement au débat d’idées à travers son rôle de journaliste, à une époque où les intellectuels de la région publiaient dans la presse libanaise ce qu’ils ne pouvaient exprimer à domicile, faute de liberté.

Beyrouth a abrité ses engagements, avant, pendant et après la guerre civile, de la lutte contre le siège israélien en 1982 à l’opposition aux projets de reconstruction par la société Solidere de Rafic Hariri dans les années 1990. Mais face au déclin progressif d’une ville sous la tutelle de Damas et de ses alliés, et saccagée par la corruption d’une classe politique sans foi ni loi, il ne s’est jamais leurré. « L’idée d’une renaissance a été très importante parmi les intellectuels et poètes arabes », soulignait-il déjà en 2001 auprès du magazine Banipal. « Je ne crois pas que nous puissions faire renaître Beyrouth de ses cendres. En fait, je n'aime pas tout le mythe du phénix parce que je pense que quand quelqu'un est mort, il devait mourir. Vous ne voulez pas qu’il renaisse, il faut que quelque chose d’autre émerge », disait-il, presque deux décennies avant la double explosion du port, expliquant qu’à ses yeux, Beyrouth n’était plus Beyrouth.

Certes, la liberté d’expression y restait plus vive qu’ailleurs dans la région. Mais pas au point d’en faire « un endroit libre ». « Si Beyrouth était aujourd'hui un lieu libre, quelqu'un comme Nasr Hamid Abu Zayd (penseur égyptien spécialisé dans les études coraniques, accusé d'apostasie en 1995 et contraint de fuir aux Pays-Bas avec son épouse, Ndlr) se serait exilé à Beyrouth et non en Hollande. Il serait devenu un Beyrouthin comme Adonis ou Mahmoud Darwish avant la guerre. Aujourd’hui, notre journalisme est marginal par rapport au journalisme saoudien, devenu le seul journalisme panarabe. C’est un nouveau monde arabe dans lequel Beyrouth n’est plus que l’ombre de la ville qu’elle était ». Pour son ami, le réalisateur syrien Ali Atassi, la déliquescence de Beyrouth a profondément bouleversé l’écrivain. « Avant sa propre mort, il a vu l’agonie de sa ville, à laquelle il s'identifiait », souligne-t-il.

Nakba

Né le 12 juillet 1948 dans une famille grec-orthodoxe de la classe moyenne, Elias Khoury grandit dans le quartier d’Achrafieh, dans une ambiance baignée de culture religieuse et de poésie arabe classique. Très jeune, il est passionné par la cause palestinienne, qui deviendra le moteur principal de son engagement politique. Homme de gauche, il aurait pu rejoindre le parti communiste libanais mais il se rapproche plutôt du Fateh, à la suite de la défaite de 1967, après un séjour en Jordanie dans un camp de fedayin. De 1975 à 1979, il est rédacteur en chef de la revue Affaires palestiniennes, collaborant avec le poète Mahmoud Darwich. Il sera également le directeur éditorial des pages culturelles du quotidien libanais As-Safir (1983-1990) et rédacteur en chef, après la fin de la guerre, d’Al-Mulhaq, le supplément culturel d’An-Nahar. Celui-ci deviendra d’ailleurs l’une des tribunes les plus véhémentes contre certains aspects de la reconstruction de Beyrouth. Et il a assumé, jusqu’à sa disparition, la direction de la Revue d’études palestiniennes (édition en langue arabe).

Pour mémoire

Elias Khoury, le Sartre des causes arabes

Romancier de premier plan, dramaturge, journaliste … au cours de sa vie, Elias Khoury a porté plusieurs casquettes et constitue l’un des cas les plus emblématiques de l’écrivain engagé dont les combats imprègnent la littérature mais ne s’y limitent pas. Et dont la littérature dépasse les combats pour projeter sur le devant de la scène des situations et des personnages complexes aux identités tourmentées. « Son œuvre a beaucoup évolué tout au long de ses romans. Tout d’abord par la longueur, il est passé de la novela d’une centaine de pages au roman de 500 pages pour sa trilogie dernièrement publiée, Les Enfants du ghetto, qui fait plus de 1500 pages pour les 3 volumes », note Rania Samara, traductrice du romancier vers le français. « Pourtant, nous retrouvons certains thèmes en germe depuis ses premiers romans : récits qui s'emboîtent, la réalité politique du Moyen-Orient, surtout Beyrouth, sa ville, la multiplication des narrateurs et des points de vue, comme dans Le petit homme et la guerre ». Deux sujets hantent l'œuvre de l’écrivain : la guerre civile libanaise d’une part et la Nakba palestinienne de l’autre. « Ils reviennent sans arrêt sous sa plume, comme un leitmotiv lancinant », insiste Rania Samara qui décèle également des évolutions stylistiques au sein d’une oeuvre où le parler arabe est d’abord discrètement introduit dans un récit en langue classique avant de se fondre, au gré du temps, « naturellement dans son style », au point de devenir « caractéristique de son écriture ».

Parmi les quatorze romans publiés par Elias Khoury, La porte du Soleil reste le plus célèbre. Et pour cause : il est LE récit de l’exode palestinien et de la Nakba. « Avec Mahmoud Darwish et Edward Said, Elias Khoury a su exprimer l’âme palestinienne. Il a écrit les plus beaux romans sur la Palestine », confie Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et auprès de l'Union européenne. « Le titre La porte du Soleil - Bab al Shams en arabe - est même devenu en 2013 le nom d’un village contestataire fondé par des militants palestiniens près du bloc de colonies illégales de Maale Adumim, à l'Est de Jérusalem, pour protester contre l'occupation  ». De façon générale, le romancier s’est distingué par sa capacité à explorer la question palestinienne sous tous ses aspects, y compris juif. En témoigne par exemple le roman L’étoile de la mer, qui met en scène le jeune Adam Dannoun, enfant de la Nakba, Palestinien d’Israël qui grandit dans le guetto de Lod après que la majorité de la population avait été expulsée par les forces sionistes et qui, d’une péripétie à une autre, se trouve confronté à l’identité de « l’Autre » israélien et à son histoire traumatique, marquée par la Shoah.

Traduite dans une quinzaine de langues dont le persan, le turc et l’hébreu, son œuvre lui a valu plusieurs prix littéraires et d’être nommé Global Distinguished Professor à la New York university, fonction qu’il a exercée de 2005 à 2014.

Engagé dans la mouvance propalestinienne durant la guerre civile libanaise, Elias Khoury a cultivé par la suite une certaine distance critique avec les errements de son propre camp, repérable dans plusieurs œuvres dont Un parfum de Paradis, Yalo ou Sinalcol. « Elias Khoury était aussi opposé aux accords d’Oslo et à l’Autorité palestinienne, même si cela s’est exprimé un peu tardivement car il fallait soutenir Yasser Arafat face aux critiques qu’il subissait de la part du camp despotique arabe, notamment le régime syrien », note le chercheur et politiste Ziad Majed, proche ami d’Elias Khoury.

Gauche démocratique

Grande figure de l’intelligentsia arabe de gauche, le romancier appartient néanmoins à une tendance qui, tout en érigeant la question palestinienne en enjeu politique et régional central, n’a jamais abandonné la bataille démocratique. Il s’est, au Liban, battu contre la tutelle syrienne. « Depuis le printemps de Damas (2000), le supplément du Nahar est devenu le principal espace public où pouvaient s’exprimer les intellectuels syriens opposés au régime des Assad », explique Ali Atassi. En octobre 2004, avec d’autres militants libanais, il cofonde le mouvement de la gauche démocratique qui vise à conjuguer l’engagement historique de la gauche en faveur de la Palestine à la revendication d’un Liban indépendant, souverain et démocratique. « Elias Khoury a réussi à montrer qu'il n'y a pas de divorce entre la lutte pour la libération de la Palestine d’une part et l’opposition au despotisme des pouvoirs arabes de l’autre, surtout du régime syrien, qui a écrasé la société syrienne mais qui a aussi imposé pendant longtemps son hégémonie mafieuse au Liban », indique Ziad Majed.

L’écrivain est représentatif d’une génération qui a perçu la lutte pour la libération de la Palestine comme un levier pour un renouveau combinant démocratie et modernité dans l’ensemble du monde arabe. Un positionnement au cœur d’un débat toujours brûlant parmi les intellectuels de la région, dont certains considèrent que la question palestinienne, instrumentalisée par les pouvoirs en place, a, au contraire, servi les régimes autoritaires et contribué à renvoyer toutes les autres causes aux calendes grecques.

Extrêmement affaibli par des opérations chirurgicales successives subies depuis juillet 2023, le romancier n’en a pas pour autant abandonné l’écriture. Il a surtout continué de commenter l’actualité avec fougue, notamment les horreurs de la guerre israélienne contre la bande de Gaza. Dans l’une de ses dernières chroniques publiée en juillet dans le quotidien Al-Qods Al-Arabi, il confiait toutefois que la résistance des Palestiniens bombardés « de façon sauvage depuis près d'un an » constituait un « un appel quotidien à aimer la vie ». Pour nombre de ses amis, la publication hebdomadaire de ses articles, marqués par la douleur, était devenue l'une de ses seules raisons de survivre. 

Beyrouth comptait au rang de ses grands amours. Elle l’habitait presque autant qu’il l’habitait. Dans les heures les plus fastes de la capitale libanaise comme dans ses heures les plus tristes, le romancier libanais Elias Khoury n’a jamais cessé d’y revenir. C’est là qu’il est né, là où il a également rendu son dernier souffle dimanche dernier, à l’âge de 76 ans. Il y a...
commentaires (3)

Magnifique article Sou! À la hauteur de l’immense humaniste qu’était Elias el Khoury Merci

Noha Baz

10 h 28, le 22 septembre 2024

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Commentaires (3)

  • Magnifique article Sou! À la hauteur de l’immense humaniste qu’était Elias el Khoury Merci

    Noha Baz

    10 h 28, le 22 septembre 2024

  • Je suis entièrement d'accord Je ne comprends pas comment on peut vibrer toute sa vie pour une cause différente que la sienne et parfois opposée à la sienne Cependant c'est une fazlaka de tous ces intellectuels qui sont tellement compliqués Après quarante ans en France, je vois ces intellectuels libanais et chrétiens incapables de défendre la cause de leur Peuple Ça les rend plus savants peut être Plus parisiens Notre Cause est tellement solitaire et tellement juste et ancrée dans la terre et les siècles et les âmes En dépit de leurs occultations ces intellos ne la tueront pas

    Oscar

    00 h 46, le 22 septembre 2024

  • Je ne connais pas assez Monsieur Khoury pour le juger comme écrivain. toutefois celle et celui qui soutien une cause quoi qu’il Soit la légitimité de cette cause et qu’il L’identifie supérieure à la cause de son pays je le considère comme anti patriotisme

    William SEMAAN

    20 h 21, le 21 septembre 2024

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