Il y a un an, à l’occasion d’un portrait que lui consacrait L’Orient-Le Jour, Fouad Yammine nous avait confié que son « endroit favori était le théâtre. Sur les planches, disait-il, on ne peut pas tricher. Les choses sont montrées dans leur vérité. C’est l’art le plus honnête, le plus transparent et le plus proche de moi, qui essaie, dans un monde dominé par les faux-semblants, de rester le plus sincère possible ».
Avec Hayné el-3iché Heik… (La vie est facile ainsi), actuellement à l’affiche du théâtre Tournesol (Masrah Douar el-Chams), ses mots résonnent d’un écho nouveau, tant cette dernière pièce qu’il a écrite et qu’il interprète en solo semble personnelle. Et née d’une troublante nécessité intérieure.
Autant le dire d’emblée, cet auteur, metteur en scène et comédien – qui, jusque-là, nous avait plutôt habitués à des duos avec la comédienne Serena el-Chami, sa partenaire dans la vie et sur les planches – livre cette fois-ci sa vision des origines du mal. « Le pire ne vient pas du diable qui agit à visage découvert, mais du démon qui se cache sous des habits d’ange », fait-il d’ailleurs dire à son personnage principal.
Histoires vécues, glanées, fantasmées…
Pourtant tout commence dans sa pièce – comme souvent dans la vie d’ailleurs ! – par une joyeuse insouciance. Celle d’une assemblée d’anciens d’un village de la montagne libanaise dont Fouad Yammine est issu et qu’il croque avec un art consommé du portrait psychologique.
Pour tout décor, une chaise et un petit meuble sur lequel est posé un poste de télévision. Ce hakawati-né n’a pas besoin de plus pour emmener son public dans une narration tellement vivante qu’elle transforme instantanément ses mots en images. En parfums, en sons, en paysages d'hier et d'aujourd'hui... Et l’on suit, au fil des tribulations du truculent Bouna Émile (père Émile), de la terrible « Mamère Ilda » (mère supérieure), de Romanos le muletier ou encore de la bavarde Adèle, les joies, les petits bonheurs, les cocasses triomphes et les inévitables désenchantements de cette bande de villageois aux profils pittoresques.
Un sobre jeu d’éclairage et une bande-son, exclusivement tirée du répertoire des Beatles (auxquels Yammine voue un véritable culte !), complètent la scénographie et nimbent la scène du Tournesol d’une ambiance feutrée, intimiste, propice à la confidence. Ou, pourrait-on dire en l’occurrence, à la confession. Celle à laquelle va se livrer, dans la seconde partie de son spectacle, ce « raconteur d’histoires vécues, glanées, transmises ou fantasmées », qui a décidé de prendre le contre-pied du fameux refrain des Beatles dans Strawberry Fields : « Living is easy with eyes closed » (La vie est facile les yeux fermés). En affrontant, en toute conscience, les choses de la vie.
Drôle, cru, courageux et sensible
Car des déboires des anciens de son village, le comédien va cheminer vers ses propres souvenirs d’enfance. Ses mésaventures de jeune cancre pensionnaire, ses premiers émois suscités par une piquante brune, en passant par la genèse de son désir de devenir acteur… C’est une suite de sketchs hilarants qu’il déroule avec une autodérision assumée quand bien même certains font référence à des coutumes, des croyances et des situations difficiles. Fouad reste ainsi dans le registre anecdotique jusqu’au moment où, doucement, presque sans qu’on n’y prenne garde, la tonalité change. Et vient le moment le plus dur de Hayné el-3iché Heik… quand le récit, à travers une description glaçante – une déchirante interprétation en réalité – d’une implacable prédation, bascule dans la tragédie… Et glisse, irrémédiablement, vers la dénonciation de « ces hommes qui sous leurs habits d’ange sont, parmi les diables, les pires des démons ».
Enchevêtrement délibéré d’histoires fictives et réelles, Hayné el-3iché Heik… est, vous l’aurez compris, une performance de comédien-conteur au propos aussi drôle que douloureux, aussi tendre que provocant, aussi délirant que d’une vérité crue.
Un shoot d'émotions sur une heure quinze minutes sans temps morts. Et dont l'intensité n'a d'égal que la subtile humanité et l’intelligence avec laquelle Fouad Yammine y interroge la construction d’une vie et la complexité des âmes.
Ceux qui connaissent le travail de ce dramaturge à la sensibilité prodigieuse savent l’acuité de son regard sur le tragique de la destinée humaine. Sur cette dureté de l’existence qu’affrontent avec vaillance ceux qui font le choix de ne pas la vivre les yeux fermés, comme le chantent les quatre garçons de Liverpool.
Et si, lui-même, jette courageusement l’opprobre sur les prédateurs, les prédateurs masqués qui sévissent partout, même là où on les attend le moins, il reconnaît que « l’art n’apporte pas de solutions. Il nous aide seulement à repérer où nous en sommes sur la voie de l’évolution de notre humanité ». Sans vouloir vous en révéler plus, voilà un spectacle qui touche à l’essentiel. Forcément à ne pas rater !
« Hayné el-3iché Heik… » de Fouad Yammine jusqu’au 22 septembre, au Masrah Douar el-Chams (Tournesol), rond-point Tayouneh, à 20h30. Billets en vente chez Antoine Ticketing.