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La méritocratie ambivalente de l’époque de « Cedrus libani »

La méritocratie ambivalente de l’époque de « Cedrus libani »

Cette espèce de cèdre a reçu au Liban son nom scientifique, « Cedrus libani ». Photo Wissam Moussa

Qui parmi nous se sent capable d’expliquer le paradoxe selon lequel un pays tel que le Liban, autrefois qualifié de « pays-mission », pourrait incarner l’ambivalence méritocratique dans ses manifestations les plus exubérantes ?

Comment se fait-il qu’un pays si petit en superficie, si tourmenté par l’instabilité économique et politique depuis sa création, si marqué par les flux migratoires, si assisté sur le plan sécuritaire, financier, politique et développemental par la majorité des nations du monde développé, demeure malgré toute sa richesse historique et culturelle une représentation durable et simultanée de la méritocratie ainsi que de la contre-méritocratie ?

La méritocratie est un concept selon lequel les positions de pouvoir, les responsabilités et les récompenses au sein d’une société devraient être attribuées en fonction du mérite individuel, c’est-à-dire des compétences, des talents, des efforts et des réalisations des individus. Elle se distingue particulièrement de la démocratie, où le peuple choisit ses dirigeants en fonction de leur vision, de leurs projets ou de leur profil d’ambitions. En revanche, dans le cadre de la contre-méritocratie, ou ce que l’on pourrait appeler sous certaines de ses formes l’héritocratie, la sélection repose uniquement sur des caractéristiques innées des leaders désignés par le peuple. Les héritocrates sont injustement perçus comme légitimes à exercer le pouvoir en raison de leur héritage, de leur appartenance religieuse qui leur permet de prier le « bon » Dieu, ou encore parce qu’ils proviennent d’une famille de sang noble ou d’une région privilégiée. Quant aux contre-méritocrates, ils obtiennent leur statut soit parce que des instances extérieures le leur reconnaissent, soit parce qu’ils ont prouvé leur mérite au cours d’une guerre, d’un massacre, ou grâce à un extrémisme discriminatoire.

Une fois englués dans cette ambivalence où méritocratie, contre-méritocratie et héritocratie s’entremêlent sous le grand parapluie de la démocratie, les Libanais cessent de remettre en question l’origine, la cause, le sens ou l’avenir de cette ambivalence. C’est là le problème le plus grave, car c’est précisément cette attitude qui empêche le Liban de se projeter vers un avenir uni et prospère, en raison de l’absence de consensus sur le fondement légitime du pouvoir à privilégier.

Avant l’avènement de la civilisation, le Liban occupait une position unique au Levant, grâce à ses caractéristiques géographiques et à ses ressources naturelles. Cette terre attirait les premières communautés humaines, notamment en raison de deux ressources essentielles : d’une part, son emplacement sur la côte méditerranéenne facilitait les échanges culturels et commerciaux, faisant du pays un centre prospère grâce à cette richesse d’interactions. D’autre part, les montagnes uniques du Liban, servant de refuge naturel pour les persécutés de tout le bassin est-méditerranéen et de la péninsule Arabique, en faisaient une terre de protection où les droits humains à la liberté et à la dignité étaient respectés. Ainsi, le Liban contemporain s’est forgé à travers la fuite des conflits, de la torture et de la discrimination, ainsi que par la quête du développement, de la liberté des croyances transcendantales et de la libération des esprits.

Ceux qui ont survécu et prospéré au Liban sont donc devenus des élites : des élites de l’adaptation, de l’acculturation, de l’apprentissage, de la communication, de l’interaction, de l’échange, de la résilience et de la résistance à l’injustice. Parler d’élites, c’est déjà évoquer le mérite, une formule qui a profondément ancré la méritocratie dans un peuple imprégné de l’idée promouvant « Que le meilleur gagne ! » Même parmi les héritocrates et certains contre-méritocrates, la pression est devenue telle qu’ils devaient prouver leur compétence dans un domaine particulier avant d’être acceptés par la masse du peuple. Car, en vérité, les moins méritants n’avaient pas leur place, non pas parce qu’ils étaient abandonnés par les meilleurs, mais parce que chacun se considérait appelé à prouver qu’il était le meilleur, en opposition à un prototype fictif représentant l’inertie, l’autosuffisance morbide, la dépendance, l’incapacité à accepter l’autre et à vivre à ses côtés. Face à ce prototype, tout le peuple libanais s’est perçu comme supérieur, et donc méritant, et ainsi, il a permis à la méritocratie de s’installer profondément. Simultanément, et de manière paradoxale, certaines personnes se sont attribué le droit de se considérer comme supérieures sans fournir le moindre effort, une fois la sécurité et l’économie assurées par des forces étrangères. Ainsi, certains héritocrates ont été appelés à se transformer en méritocrates, tandis que d’autres sont restés des contre-méritocrates. Ces deux groupes ont donné naissance à de nouveaux héritocrates, suivant le même schéma de différenciation méritocratique.

La mosaïque méritocratique rassemblée au cours de l’histoire explique en grande partie notre échec dans la gouvernance actuelle et n’annonce aucun changement futur, sauf si l’on en prend conscience et que l’on se mobilise pour y trouver une solution. La dangerosité de ce système méritocratique ambivalent réside dans le fait qu’un Libanais qui ne peut prouver qu’il est le meilleur et qui ne possède pas de caractéristiques de supériorité innées n’a même pas droit à l’éducation, aux soins de santé, à un exercice professionnel de haut niveau, ou à la reconnaissance de ses idées, de ses contributions et parfois même de son existence ! Il ne lui reste alors qu’à se ranger dans la catégorie des non-méritants, de plus en plus nombreux, et à observer la détérioration de sa propre situation sans aucun filet de sécurité. Cette dérive, où l’ambivalence méritocratique se traduit par une compétition acharnée pour prouver sa supériorité au détriment des droits humains notamment des plus vulnérables, a atteint son paroxysme durant la crise économique qui frappe le pays depuis 2019.

Si l’accent a été mis sur cette ambivalence méritocratique au cours des dernières décennies, il est important de réaliser que les Libanais ont accepté cette ambivalence depuis l’Antiquité. Même le cèdre du Liban, reconnu pour sa longévité, sa robustesse et son parfum – des qualités essentielles pour la construction de temples et de monuments –, était exploité par les élites du commerce et de l’industrie du bois. Bien que cette espèce de cèdre existe également au Levant, en Syrie et en Turquie, c’est au Liban qu’elle a reçu son nom scientifique, Cedrus libani. Ce choix ne s’explique pas par une abondance particulière de ces arbres au Liban, mais parce que le pays s’était distingué comme le premier dans l’exploitation et l’exportation de ce trésor régional. Malheureusement, les Libanais de l’époque justifiaient l’abattage des cèdres par un sentiment de mérite : d’une part en raison de leur simple existence au moment opportun, et d’autre part grâce à leur compétence dans les méthodes d’exploitation, magnifiée dans la Bible lorsque le roi Salomon demanda au roi de Tyr (Hiram) des cèdres pour la construction du Temple de Jérusalem : « Ordonne maintenant que l’on coupe pour moi des cèdres du Liban. Mes serviteurs seront avec les tiens, et je te donnerai pour tes serviteurs le salaire que tu diras ; car tu sais qu’il n’y a personne parmi nous qui s’entende à couper les bois comme les Sidoniens. » Les Libanais de l’époque se considéraient légitimes à exploiter les cèdres de leur pays, tout comme les Libanais contemporains s’estiment méritants dans l’exploitation du gouvernement, dans la déclaration de la guerre, dans la gestion financière, dans la mise en place des programmes éducatifs, dans la facilitation de la migration, dans la propagande anti-nationaliste, dans la discrimination dans l’établissement de plans de couverture des maladies du corps et de l’âme, et la liste continue… De la même manière que nous avons gaspillé notre patrimoine de cèdres en nous querellant sur le concept de mérite, nous risquons de gaspiller à une vitesse bien plus accélérée nos ressources restantes, qu’il s’agisse de notre climat, de notre richesse et diversité culturelles, de notre ouverture, de notre agilité, diligence et résilience, ou de notre identité en tant que peuple…

En conclusion, l’avenir de notre attitude vis-à-vis de la méritocratie est ce qui importe le plus pour nous protéger contre la perte continue des ressources et de l’identité. Si nous continuons à vivre dans un chimérisme méritocratique, nous allons rester dans une vie en communauté conçue à travers le prisme de la discrimination basée sur une supériorité quelconque, qui conduit à l’abandon de ceux considérés comme non-méritants, les laissant périr dans leur désarroi, sans aucun secours. Dans ce sens, Aristote disait : « La véritable égalité, c’est de traiter de manière égale ce qui est égal, et de traiter de manière inégale ce qui est inégal, proportionnellement à leur inégalité. » Ainsi, il n’est pas demandé de considérer tous les Libanais comme méritants ni tous ceux qui ne sont pas issus d’une catégorie particulière comme non-méritants. En revanche, avouons et reconnaissons que tous les Libanais doivent commencer par être identiquement méritants en ce qui concerne l’éducation et les soins de santé sous toutes leurs formes physique et psychique, et à partir de là, donnons à chacun ce qu’il mérite en fonction de ses compétences et de ce qu’il a offert et contribué à la société. Mettons en place ce système et soyons tous progressistes et proactifs dans sa mise en œuvre. Ainsi, nous témoignerons qu’un jour, ceux qui s’agripperont à la contre-méritocratie ne seront autres que ceux qui ont jadis reçu des éloges dans la Bible en étant les plus méritants dans le découpage du patrimoine national… que constitue Cedrus libani !

Rami Bou Khalil, MD, PhD

Chef de service de psychiatrie

à l’Hôtel-Dieu de France

Professeur associé

à la faculté de médecine

de l’Université Saint-Joseph

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Qui parmi nous se sent capable d’expliquer le paradoxe selon lequel un pays tel que le Liban, autrefois qualifié de « pays-mission », pourrait incarner l’ambivalence méritocratique dans ses manifestations les plus exubérantes ? Comment se fait-il qu’un pays si petit en superficie, si tourmenté par l’instabilité économique et politique depuis sa création, si marqué par...
commentaires (1)

Très beau texte

Eleni Caridopoulou

14 h 13, le 11 septembre 2024

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Commentaires (1)

  • Très beau texte

    Eleni Caridopoulou

    14 h 13, le 11 septembre 2024

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