« Celui qui n’a pas peur n’est pas normal ; ça n’a rien à voir avec le courage. » (Jean-Paul Sartre)
En tant que médecin, j’ai eu le privilège et le fardeau d’accompagner des familles confrontées à des épreuves extrêmes. Parmi elles, deux mères m’ont confié l’histoire de leurs enfants, tous deux menacés par le suicide. Leurs récits, que je livre ici dans le respect de leur intimité, sont un appel à la compassion et à la compréhension.
Derrière le sourire radieux de Ghada se cachait une souffrance indicible. Mon amie m’a un soir confié un soir ce qu’elle a récemment vécu : « Je scrutais l’écran de mon téléphone, mes doigts tremblaient au-dessus des touches. Cela faisait maintenant trente minutes que
Ralph aurait dû m’appeler pour me dire qu’il avait terminé son match de foot et me demander de lui préparer son dîner. » « Trente longues minutes durant lesquelles mon esprit n’avait cessé de rejouer les scènes que je redoutais le plus. Je revoyais le short de mon fils en flamme, la corde autour de son cou, le train sur le quai, la voiture à la casse, le cutter effleurant son poignet, l’odeur âcre des médicaments qu’il avait avalés. Chaque fois, j’étais arrivée à temps. Chaque fois, je l’avais « ramené ». Mais à quel prix ? »
« Il était déjà 23h00. Je me retenais de l’appeler moi-même ; j’avais pris cette décision afin de ne pas lui communiquer mon anxiété… ma peur. Je me lève et commence à faire des
va-et-vient dans la maison. Je n’avais pas atteint mes 10 000 pas aujourd’hui. En fait, je m’en foutais un peu de ces 10 000 pas, c’était juste histoire de m’occuper l’esprit. »
« Soudain, ma montre bipe, me signalant un appel ; c’était lui. Instantanément, je sens le poids sur mes épaules s’alléger, une bouffée d’oxygène envahit mes poumons. Je m’efforçais de reprendre contenance avant de décrocher : « Maman, je suis désolé, dit-il avec une voix joyeuse. J’arrive ; nous avons joué un peu plus que d’habitude ». « C’est parfait, Ralph », je réponds, dissimulant mon soulagement. Je t’attends. »
« Après le sport, qu’il pratique au quotidien depuis huit ans déjà, il est toujours de bonne humeur… une belle nourriture pour le bien-être et la confiance en soi que j’avais cru perdus à jamais. »
Tout comme Ghada, Alya a vécu l’angoisse de voir son enfant sombrer dans un désespoir abyssal, se sentant impuissante face à sa détresse. Il a fallu que je lui demande quand elle se présente à la consultation d’anesthésie en vue d’une petite chirurgie, de me parler un peu d’elle, de ce qu’elle aime faire, pour qu’elle me raconte son histoire. J’étais ravie de lui avoir donné l’occasion de s’exprimer ouvertement, d’avoir également eu le temps de l’écouter et d’être présente avec elle. C’était la première fois qu’elle parlait de son quotidien, des non-dits, qu’elle gardait pour elle par crainte du harcèlement et de la stigmatisation.
Les histoires de Ghada et de Alya sont celles de toute mère ayant vécu le traumatisme d’une tentative de suicide* de l’un de ses enfants. Le quotidien de ces mamans, devenues expertes par expérience malgré elles, est marqué par des luttes complexes et silencieuses, par l’insécurité, par un équilibre précaire entre la vigilance et la confiance, entre la peur et la résilience. Néanmoins, la résilience de ces femmes caregivers, bien que remarquable, ne doit pas masquer la nécessité d’un soutien émotionnel, mental, et physique. Leur propre santé et leur bien-être sont en jeu.
C’est ainsi que Gabor Maté, médecin canadien reconnu pour ses recherches sur l’impact du stress et des traumatismes sur la santé physique et mentale, soutient l’idée que de nombreuses maladies physiques, y compris les maladies chroniques, peuvent être en partie dues à des traumatismes émotionnels non résolus et à un stress prolongé. D’où l’importance d’encourager tous les caregivers à adopter un style de vie sain (exercice, sommeil adéquat, gestion du stress, connexions sociales, nutrition saine, etc.), afin de préserver leur santé physique, leur santé mentale et leur bien-être.
De l’expérience des parents, nous pouvons noter, en parallèle à une mauvaise santé physique secondaire, au stress et à la sédentarité, cinq conséquences à long terme sur le bien-être : le traumatisme et le sentiment d’échec (qui resteront inscrits à vie dans leur mémoire), la peur, la stigmatisation, l’isolement et la solitude (malgré le besoin et la recherche de connexions), et enfin la résilience (passer le cap du traumatisme) couronnée par le rebondissement, comme on dit Turn the pain to purpose. Or, selon le Dr Boris Cyrulnik, psychiatre et écrivain connu comme étant le père de la résilience, pour se reconstruire d’un traumatisme, il faut tout d’abord se sentir en sécurité.
Pour terminer, et à l’occasion de la Journée mondiale de la prévention du suicide (observée chaque année le 10 septembre), je vous invite à œuvrer tous ensemble pour réduire la stigmatisation associée au suicide. Je vous invite également à réfléchir sur cette question cruciale de la sécurité soulevée par le Dr Cyrulnik : où et comment au Liban, ces caregivers peuvent-elles se sentir en sécurité pour rebondir ? Pouvons-nous créer pour ces mères, directement impliquées dans la prise en charge de leurs enfants après une tentative de suicide, ainsi que dans la prévention de nouvelles tentatives, un environnement où elles se sentiraient soutenues, écoutées et jamais seules face à leurs souffrances ? Où et comment ces mères caregivers pourraient-elles être accompagnées afin d’adopter un style de vie sain pour préserver leur santé physique, leur santé mentale et leur bien-être ?
*Le suicide est un enjeu majeur de santé publique, laissant un impact à long terme sur les familles et les communautés. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 700 000 personnes dans le monde mettent fin à leur vie chaque année. De plus, le suicide est la troisième cause de décès chez les jeunes âgés entre 15 et 29 ans. Quant au nombre de tentatives de suicide non accomplies, il est bien plus élevé et serait multiplié par 20.
Dr Zeina ASSAF MOUKARZEL
Fondatrice et présidente de Lamsa, ONG libanaise pour la promotion de la santé mentale et le bien-être des jeunes.
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