Est-il judicieux de proposer pour lecture un titre comme celui-ci, Le Parfum du bonheur en cet été où la menace de guerre n’a eu de cesse de planer sur nos vies et sur nos rêves de bonheur ? Mais il faut démystifier aussi bien les titres que les menaces, les effets d’annonce. Le Parfum du bonheur est comme un effluve, un avant-goût de bonheur que le drame de la guerre et d’autres drames intimes viendront un jour bouleverser, sans crier gare. Publié en 1995 chez Laffont et disponible sur Kindle également, ce premier roman de Désirée Sadek Aziz qui parle de nous, Libanais, femmes, hommes, ayant vécu la guerre, confrontés à de grands choix de vie, parfois cornéliens – doublement, du fait de nos origines – n’a pas pris une ride. C’est le propre d’un bon roman de transcender les frontières temporelles, mais c’est aussi le propre du Liban de répéter la même histoire. On a le sentiment que toutes les pages parlent encore du Liban d’aujourd’hui, d’un pays qui nous « fait goûter les saveurs de la vie dans ce qu’elle a de plus doux et de plus déchirant », comme le signale la quatrième de couverture, et l’on aurait presque envie de citer mille phrases de ce roman tant elles sont criantes de vérité, et où l’amour a aussi toute la place qui lui incombe.
« Je m’en vais. Je ne peux plus vivre dans ce pays que j’aime et qui m’étouffe. Je ne peux plus être celle que je ne suis pas. Une femme qui rit parce qu’il le faut, qui salue quand il le faut, qui dit ce qu’il faut (…) Je pars exister dans un pays que je ne connais pas (…) Je pars pour ne pas détester ce que j’aime tant, toi, le village, le Liban. » C’est ainsi que s’ouvre le roman avec une mère qui abandonne sa fille Myrte, qui elle, grandira dans un Liban en paix jusqu’au jour où éclate la guerre qui brouillera encore plus les cartes, faisant de la vie de l’héroïne et du roman une saga entre le Liban, Paris et Sarajevo. Le livre, imagé et sensuel, se lit comme on voit un film ; l’occasion de découvrir ou redécouvrir un Liban et les pans d’une histoire que l’on n’a pas connue ou que l’on a oubliée ; non pas par devoir de mémoire ; plutôt pour ne pas répéter et pour célébrer.
Si l’on peine à retrouver dans les descriptions certains lieux de Beyrouth tant ils ne respirent plus, ni la végétation, ni l’abondance, ni la quiétude relatées, le Liban-Nord et les Cèdres, eux, semblent encore fidèles à la légende et prennent toute leur somptueuse place dans le roman : « Il y a les cèdres, c’est auprès d’eux que tu pousseras le mieux, que tu prendras de vraies racines », écrit la mère à sa fille, dans cette lettre qu’elle ne lui remet d’ailleurs pas ; mais Myrte expérimentera par elle-même la fascinante énergie de ces arbres centenaires ou millénaires et leur pouvoir d’attraction. S’il est certain que l’on peut voir dans ce roman un hymne d’amour au Liban, sa puissance est aussi dans sa dimension politique sans édulcorant, d’oser les mots et les remises en question sans ambages, histoire de possiblement secouer les consciences endormies et d’inviter à un supplément de vie.
Nommer et oser nommer
Les questions que plus personne n'ose aborder actuellement, pour ne pas ébranler un édifice pourtant croulant, sont plus faciles à poser dans la bouche d'une enfant ou d’une adolescente. La petite Myrte se demande : « Comment ces quelques jeunes allaient empêcher les Palestiniens de prendre le Liban ? Que fait le président de la République ? La police ? L’armée ? Pourquoi n'y a-t-il que des enfants dans les rues pour défendre les maisons ? Est-il permis comme ça de vouloir un pays parce qu'on vous a pris le vôtre ? De bombarder ses habitants ? » Ou encore, concernant la fameuse dénomination guerre civile reprise sans discernement aucun par tout un chacun, et dédouanant de leurs implications jusqu’à la lie, puissances étrangères, médias et autres : « Comment leur demander s'ils croient vraiment que les Palestiniens, les Iraniens et les Israéliens sont des civils libanais ? » « Facile de tirer sur les civils et de parler de guerre civile. » « Il faut dire que ces “civils” sont de vraies armées régulières plus puissantes que l’armée libanaise, qu’ils bombardent le Liban avec des tanks, des orgues de Staline et des avions de chasse ! » « Car, bien sûr, ces bombardements tombent du ciel puisque personne n’ose nommer les ennemis. Quels ennemis ? Qui parle d’ennemis ? On est tous frères. Du même sang et de la même chair, celle qui crève quand on lui tire dessus. »
Aussi, nommer et oser nommer est une responsabilité, et Désirée Aziz l’endosse avec brio dans ce roman. C’est le métier de l’écrivain que de bien utiliser les mots et de respecter leur potentiel, de responsabilisation notamment. Et si c’est justement la pratique de l’exil, de l’Occident et l’émancipation que ceux-ci supposent, qui accélèrent cette responsabilisation, la narratrice n’est pas dupe pour autant. Elle interroge le rôle de ce même Occident, « ces nations “adultes” qui décident de disposer de tel peuple. De le disperser ici, de le rassembler là, de le soutenir un temps pour le laisser se faire massacrer plus tard… Et une fois le but atteint, revendre les mêmes armes à d'autres pays et refaire là-bas le même scénario qu'ici ». C’est ce même Occident, rappelle-t-elle, qui « a inventé la démocratie » qui accueille « seuls ceux qui ont les moyens de ne pas mendier dans un pays d’exil ». Pour les autres : « Qui vous a permis de fuir la mort ? Restez chez vous et taisez-vous » car « c'est vrai, l’agonie des autres dérange ceux qui ne souffrent pas »... Bien évidemment, l’héroïne ne peut s’empêcher de comparer aussi le mode de vie parisien au mode de vie au Liban, les façons d’être ici et là, y compris en tant que femme et tout ce que ces différences réveillent comme tiraillements ou questionnements.
Le Parfum du bonheur pose avec acuité toutes ces questions avec lesquelles nous nous démenons encore aujourd’hui, pour beaucoup douloureuses puisque trente ans après la date de publication de ce roman, elles se reposent pour la énième fois, sans réponse véritable : celle du patriarcat et de l’hypocrisie bourgeoise, celle de l’exil ; du choix s’il en est, de partir ou de rester ; celle du levier d’action, de l’impuissance, de l’attente, des vies mises entre parenthèses, « otages d’un conflit sans fin », celle de l’urgence de vivre et d’aimer malgré tout ; des grandes questions existentielles qui se posent avec plus d’insistance quand on a été frappé par la violence, la guerre et les séparations forcées.
Il reste une invitation à ne pas renoncer à ce parfum de bonheur aussi évanescent soit-il. Il reste cette histoire d’amour impossible mais nécessaire, seul antidote à la violence et au fracas, et qui devient presque possible, mais nous ne dévoilerons pas tout ici pour ceux qui auraient l’envie de s’embarquer dans ce roman. Il reste de consentir à la liberté d’exister, au mouvement de la vie et au roman.
*Désirée Sadek Aziz est la fondatrice du Comité international de sauvegarde du cèdre du Liban. Elle a publié en 1991, Le Cèdre du Liban qui lui a valu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques.