Entretiens Roman

Duel à Rome dans un… confessionnal

Avec Dans la maison de mon Père, Joseph O’Connor, livre un récit servi par un style précis, parfois baroque, toujours très noir, mais d’un noir étincelant à la fois de poésie et d'humour.

Duel à Rome dans un… confessionnal

D.R.

Ils forment ce que l’auteur appelle « l’armée des greniers ». Soit des centaines de prisonniers de guerre anglo-saxons et américains qui se sont échappés des camps allemands en Italie où ils étaient détenus et se planquent où ils peuvent dans la Rome des années 1943-44, alors occupée et martyrisée par le Troisième Reich. Les fugitifs, rejoints par des familles juives ayant survécu aux rafles, se cachent dans les égouts, les caves, les décharges, sur les toits, partout où l’ombre souvent mêlée à la fange et l’ordure, aux rats et cancrelats, leur procure une illusoire impression de sécurité. La plupart d’entre eux sont misérables, blessés, malades, épuisés, sous-alimentés, rongés par les fièvres et la vermine. Et jour et nuit, ils vivent dans la terreur d’être découverts par les nazis et leurs alliés, les fascistes et la police italienne.

Un homme en particulier a la responsabilité de les traquer : l’Obersturmbannführer Herbert Kappler (1907-1978) qui s’appelle Paul Hauptmann dans le roman, figure parfaite d’un dignitaire SS, cruel, déterminé, antisémite fanatique, mégalomane, mais à ce point bon mari et père très aimant que l’on en est déconcerté.

Lorsque la Wehrmacht envahit Rome à la chute de Mussolini, le 15 août 1943, en réponse à la poussée des Alliés dans le sud de la Péninsule, elle respecte l’intégrité du Vatican. Il y aura donc une frontière, menacée en permanence, entre le minuscule territoire du pape Pie XII et les forces d’occupation déployées dans la Ville éternelle.

C’est depuis ce micro-État que s’organise, secrètement bien sûr, une filière, baptisée le Chœur, dont le but est d’aider les prisonniers en fuite, les cacher, d’abord, les nourrir, les vêtir et les soigner ensuite. Elle est dirigée par Hugh O’Flaherty, un évêque de choc, chargé d’examiner les demandes d’annulation de mariage tout en représentant le Saint-Siège dans les camps de prisonniers de guerre. Comme son nom l’indique, c’est un Irlandais, un vrai, un pur et dur, si on oublie qu’il ne boit pas, un ancien champion de boxe « charpenté comme une porte », qui pratique le golfe, ne mâche jamais ses mots et aime tout particulièrement son prochain qu’il rudoie volontiers.

Le roman commence alors que la filière prépare, pour la veille de Noël de 1943, l’évasion massive de Rome de dizaines de prisonniers. Pas de chance : la blessure de l’un des rouages essentiels du réseau compromet l’opération. L’évêque en personne va devoir le remplacer.

Hugh O’Flaherty (1898-1963) a effectivement existé et défié les nazis au péril de sa vie pour sauver plus de cinq mille juifs et soldats alliés pendant la Seconde guerre mondiale. Comme le souligne une note d’introduction, « Dans la maison de mon Père se tient en parfait équilibre entre l’improbabilité des faits réels et la vérité romanesque ».

La trame du roman, c’est le duel à mort entre l’évêque et le SS, avec une scène extraordinaire, au sens propre du mot, dans un confessionnal. Heureusement, l’Irlandais n’est pas seul. Il peut compter sur une bande d’énergumènes hauts en couleurs qu’il a lui-même recrutée : Delia, irlandaise elle-aussi, femme de diplomate, alcoolique, dépressive, qui ne se résout pas à jouer aux potiches pendant les réceptions  ; Enzo, un marchand de journaux picaresque terrorisé par sa femme et tourmenté à l’idée qu’il pourrait parler sous la torture  ; l’éblouissante et autodestructrice contessa Giovanna qui s’est lancée dans l’action clandestine pour ne pas devenir folle  ; et surtout un étrange duo, formé par John May, un ancien videur de boîtes de nuit gay à Londres et celui dont il est devenu le garde du corps, et sir Francis D’Arcy Godolphin Osborne, ministre plénipotentiaire près le Saint-Siège, dandy homosexuel so chic. Et c’est l’un des grands mérites du livre que d’avoir « creusé » autant les personnages secondaires, chacun maniant une langue qui lui est propre. La gouaille chamarrée romaine se mêle ainsi à la rigide langue d’église, à l’argot ordurier de l’East End et au pompeux verbiage aristocratique.

Dès les trois premières lignes, l’histoire, servie par un style précis, parfois baroque, toujours très noir, mais d’un noir étincelant à la fois de poésie, d’humour – « La nuit était si tranquille qu’on aurait entendu une souris pisser sur du coton » – et d’humanité, emporte le lecteur, prêt à suivre l’évêque irlandais jusqu’au dernier cercle de l’enfer.

Mais le charme de ce roman, c’est qu’un autre personnage pas moins extraordinaire est aussi de la partie : la Ville éternelle. On la visite via ses souterrains, ses égouts, ses catacombes, ses ruelles les plus infâmes, comme dans un roman gothique. Et le spectacle qui est ainsi décrit est inoubliable : « Il descend le long d’un puits muni de barreaux métalliques, pénètre dans un réseau de caves qui n’ont pas vu la lumière depuis sept siècles. Il y a longtemps, les domestiques du Vatican vivaient ici, au milieu des réserves et des glacières, des citernes et tonneaux, de barriques aussi grandes que des bateaux  ; il n’existe pas de plan de ce dédale, du moins, il n’en a jamais trouvé.»

Puisqu’on est au Vatican, on y rencontre le pape Pie XII, d’une froideur de glace, qui va rudement tancer le monsignore irlandais, l’accusant du lourd péché de désobéissance et d’orgueil, mettant ainsi en danger l’Église : « Souhaitez-vous que notre Vatican, où reposent les ossements de notre plus grand pontife, un saint qui connut Jésus en personne, un homme qui assista à la Transfiguration, soit dévasté par le feu et les gaz empoisonnés ? Que les bottes des soldats piétinent les tombeaux des martyrs ? Que deux mille ans de règne du Christ soient détruits en une seule nuit dans des tempêtes de flammes ? »

À travers cette scène, c’est toute l’ambiguïté du Vatican envers le totalitarisme nazi qui se laisse entrevoir. On sait combien il a été reproché à Pie XII et à sa curie d’avoir été, en choisissant de ne pas voir les atrocités nazies dont ils avaient pourtant connaissance, des « Âmes tièdes » – pour reprendre le titre de l’exceptionnel ouvrage de l’historienne Nina Valbousquet (La Découverte, 2024) sur les relations entre le Saint-Siège et le Reich. Mais, nous dit l’Évangile de Jean, la « maison du Père » comprend « de nombreuses demeures » qui sont autant de voies pour y accéder. Celle choisie par l’évêque O’Flaherty fut la plus dure, la plus dangereuse et la plus belle. Il est revenu à un romancier – Joseph O’Connor est l’auteur de neuf autres romans, tous traduits en français – de nous la faire connaître. La fiction est bien la meilleure amie de l’Histoire.

Dans la maison de mon Père de Joseph O’Connor, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, Rivages, 2024, 432 p.

Ils forment ce que l’auteur appelle « l’armée des greniers ». Soit des centaines de prisonniers de guerre anglo-saxons et américains qui se sont échappés des camps allemands en Italie où ils étaient détenus et se planquent où ils peuvent dans la Rome des années 1943-44, alors occupée et martyrisée par le Troisième Reich. Les fugitifs, rejoints par des familles juives ayant...
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