
Karim Daher. Photo The Policiy Initiative
Vous êtes avocat fiscaliste et membre de l'Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic). Vous avez récemment participé à la rédaction d’une proposition et d’un projet de loi, deux textes qui portent sur le financement d'un éventuel fonds de restitution des dépôts bancaires. Pouvez-vous les résumer ?
Les deux textes sont complémentaires et l’objectif commun vise à affecter les impôts qui doivent ou devaient être perçus sur les bénéfices réalisés par des contribuables via trois types de mécanismes qui ont prospéré pendant la crise.
Le projet de loi couvre le remboursement de prêts contractés avant la crise à une valeur de marché infime par rapport à celle au moment où le prêt a été souscrit. La proposition de loi englobe les conversions au taux de Sayrafa (la plateforme de la Banque du Liban dont le taux était, dans un sens, plus avantageux que celui du marché), et les mécanismes de subventions sur le taux de change.
La finalité, à chaque fois, est de faire en sorte que les fonds recouvrés alimentent un fonds ou une caisse dédiée spécifiquement au remboursement des avoirs des déposants, qui ont été indûment confisqués par les banques libanaises ces cinq dernières années. Sans ce mécanisme d’affectation, les impôts perçus par le Trésor public seront affectés aux dépenses générales de l’État telles que prévues dans son budget, que ce soit cette année ou les suivantes, avec le risque qu’ils soient gaspillés.
Ces deux textes ne créent donc pas de nouveaux impôts ?
Non, mais ils appellent l’administration fiscale à recouvrer des impôts qui auraient dû être payés sur ces transactions pour les reverser dans ce fonds spécifique.
Le projet de loi qui intervient sur la question des prêts se base sur un impôt existant qui s’applique à tout revenu réalisé de toute opération ou transaction qui n’est catégorisée nulle part, mais qui n’est pas expressément exemptée non plus. L’article 4(d) de la loi de l’impôt sur le revenu de 1959 considère que ce revenu est dès lors assujetti à l’impôt général sur les bénéfices industriels et commerciaux et les bénéfices non commerciaux (BIC et BNC) du titre 1, qui est progressif par tranches entre 4 et 25 % pour les particuliers et fixe à 17 % pour les sociétés de capitaux.
La proposition de loi fonctionne selon le même principe avec quelques subtilités. Pour les transactions liées à Sayrafa, la base légale est le budget de l’État pour 2024 (article 93 de la loi de finances n° 324/2024) et elle a été validée par le Conseil constitutionnel (décision n° 3 du 4/4/2024).
Pour les subventions, il s’agit d’appliquer la loi n° 240/2021 visant à auditer les bénéficiaires de subventions pour détecter d’éventuelles fraudes et malversations. La proposition de loi prévoit d’affecter l’impôt sur les éventuels profits non déclarés, mais aussi les montants indûment perçus ainsi que des pénalités.
Pourquoi se tourner vers ce type de solution aujourd’hui ?
Ce n'est évidemment pas la solution la plus adaptée ni la plus juste au problème du pays au bout de cinq ans de crise, pendant laquelle des fonds ont été confisqués et détournés sans que justice ne soit rendue à ceux qui en ont fait les frais.
La mise en place d'une solution plus globale tarde à être mise en place parce que les décideurs — dirigeants, lobbys bancaires et d’affaires — rechignent à assumer leur part de responsabilité et craignent surtout d’ouvrir une boîte de Pandore qui mettrait à nu les infractions et dépassements commis pendant des années, les rendant redevables non seulement envers la justice et l’administration, mais aussi envers leur base électorale.
Le levier de l’affectation des impôts ou taxes (en anglais on parle de earmarked taxes) est dans ce contexte un moyen rapide et légal pouvant assurer une augmentation des fonds mis à la disposition des déposants.
Pour que cela puisse fonctionner, il faut absolument donner suffisamment de ressources humaines et matérielles au ministère des Finances pour lui permettre de contrôler et redresser les contribuables en tort. Il faut également pousser le Conseil des ministres à adopter le décret prévu par la loi n° 306/2022 qui amende le secret bancaire et qui définit la procédure à suivre pour assurer transparence et protection du contribuable selon le code de procédures fiscales.
Ce type de procédé a-t-il déjà été utilisé au Liban ?
Oui, pendant plus de 35 ans après le tremblement de terre de 1956 avec une surtaxe qui s’ajoutait à l’impôt sur le revenu et l’impôt foncier pour alimenter une caisse affectée aux compensations et indemnités dus aux victimes.
Dans le monde, les cas sont légion. Aux États-Unis, il existe par exemple des « sin tax » (impôts vexatoires) grevant les produits dangereux pour la santé (tabac, alcool, etc.) et dont le produit est exclusivement affecté aux projets qui traitent des conséquences ; ou encore des « vacancy tax » (taxe de vacation) imposées aux propriétaires de logements vides ou sous-utilisés et dont le produit finance des aides au logement. En France, il y a la CSG (contribution sociale généralisée) perçue comme un impôt affecté pour soutenir la Caisse nationale de Sécurité sociale, entre autres.
Comment convaincre les contribuables qui ont du mal à comprendre pourquoi ils devraient être imposés sur des bénéfices qu’ils ont réalisés en utilisant les rares rouages qui ont joué en leur faveur pendant la crise qui se déploie depuis 2019 ?
Il y a deux idées à traiter ici. La première se rapporte à la sensation d’usurpation et d’injustice, ainsi que l’impression d’être pénalisés sur une opération qui n’avait pas été interdite par la loi, qui était souvent tolérée sur le plan réglementaire (et à tort par la BDL) ou tout simplement offerte par le jeu des circonstances de la crise.
Or c’est une mauvaise perception ou tout au moins une mauvaise compréhension des deux textes et de la situation elle-même. Ce projet et cette proposition de loi ne visent en aucun cas à punir ou à créer un nouvel impôt rétroactif. Il n’est pas demandé aux bénéficiaires non plus de rendre tout le bénéfice qu’ils ont pu réaliser (légalement). Ils leur impose simplement de remplir leurs obligations fiscales existantes et les fait contribuer solidairement et dans des proportions raisonnables au renflouement de ceux qui ont perdu leur argent.
L’autre idée ici se rapporte au civisme fiscal et au besoin de savoir que ce qu’on paye volontairement en impôt est utilisé à bon escient par le percepteur (l’État). Ce qui n’a jamais été le cas d’ailleurs au Liban où le manque de transparence et l’absence de services publics basiques se font cruellement sentir et poussent à l’incivisme. Avec ce projet et cette proposition, le contribuable pourra suivre pour la première fois l’utilisation qui sera faite de son argent, lequel ira à une bonne cause de l’avis de tous, comme j’ai des raisons de le croire.
Un autre critique souligne le fait que ces lois, si elles sont adoptées, pourraient se révéler inopérantes si le fonds de restitution des dépôts n’est pas affecté. N’est-ce pas le cas ?
Pour pallier ce risque, le projet et la proposition parlent de tout autre fonds que le Deposits Recovery Fund que le gouvernement prévoit de lancer et qui peut même être soit le fonds pour la récupération des biens mal acquis et de l’argent de la corruption, qui a été créé par la loi n° 214/2022, soit un compte fiduciaire à la BDL qui alimente les comptes des banques à cet effet exclusivement.
Ce système proposé, s’il est adopté, serait un encouragement de la corruption invétérée qui reste sans sanction pour le plus grand bonheur des mafieux au pouvoir qui s’avèrent insatiables et en redemandent. Les libanais ne cessent de payer des services non rendus sous peine de coupures d’eau et d’électricité non fournies et vous venez proposer d’étendre leur pouvoir de rackets? On croit rêver.
13 h 33, le 31 août 2024