« Bonjour, je suis Bisan de Gaza et je suis encore vivante. » C’est par ces mots que Bisan Owda, une Gazaouie de 27 ans, propulsée journaliste de guerre après le 7 octobre, débute depuis près de onze mois ses courtes vidéos dans lesquelles elle documente son quotidien dans l’enclave palestinienne, rythmé par la campagne de bombardements israélienne qui a fait plus de 40 000 morts, selon le ministère de la Santé du Hamas. Suivie par plus de 4 millions de personnes sur son compte Instagram, la jeune femme, encore présente à Gaza, s’est érigée depuis le début de la guerre parmi les voix les plus suivies, aux côtés d’autres journalistes aujourd’hui partis de l’enclave tels que Motaz Azaiza ou encore Plestia Alaqad. Un travail qu’a souhaité récompenser la National Academy of Television Arts and Sciences (NATAS), avec la nomination de la jeune femme aux Emmy Awards 2024 dans la catégorie des reportages de courte durée pour son documentaire de huit minutes intitulé It’s Bisan from Gaza and I’m Still Alive, en collaboration avec la plateforme numérique d’al-Jazeera, AJ+.
Une décision qui n’a pas tardé à faire polémique. Lundi, l’organisation américaine pro-israélienne Creative Community for Peace a publié une lettre ouverte demandant à la NATAS de revenir sur cette nomination. En cause : les liens prétendument entretenus par Bisan Owda avec l’organisation palestinienne d’obédience marxiste, Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), classée terroriste par Israël, les États-Unis et l’Union européenne. Selon l'organisation à but non lucratif Creative Community for Peace, qui lutte notamment contre l’antisémitisme et le boycottage culturel d’Israël, la journaliste palestinienne aurait pris la parole au cours d’événements organisés par le FPLP entre 2014 et 2018. « Le choix d'élever une personne ayant des liens évidents avec le FPLP ne légitime pas seulement une organisation terroriste, mais sape également l'intégrité des prix », accusent dans la lettre ouverte près de 150 acteurs, scénaristes et producteurs hollywoodiens. « Nous demandons instamment à la NATAS d'annuler la nomination de (Bisan) Owda afin d'éviter de glorifier une figure associée au terrorisme et de faire en sorte que les Emmys restent un symbole de paix et de collaboration artistique », poursuivent-ils.
Des accusations contre lesquelles s’est défendu le lendemain le président et directeur général de la NATAS, Adam Sharp. Affirmant soutenir les nominations aux Emmy Awards, il a précisé que les deux panels constitués de journalistes expérimentés avaient pris la décision sans avoir trouvé de « preuves d'une implication plus récente ou plus active d'Owda dans l'organisation du FPLP ». Adam Sharp a en outre indiqué que les nominés précédents avaient été « controversés, donnant une tribune à des voix que certains téléspectateurs peuvent trouver répréhensibles ou même odieuses », mais que tout cela était « au service de la mission journalistique consistant à saisir toutes les facettes de l'histoire ».
Tentative de museler une voix palestinienne ?
Primé à deux reprises, notamment au printemps dernier par le Peabody Award, l’une des plus hautes distinctions dans le domaine du journalisme, le reportage en question donne à voir le quotidien alors mené par Bisan Owda au mois d’octobre, lorsqu’elle était réfugiée dans une tente située près de l’hôpital al-Chifa, à Gaza City. Dans le documentaire, la journaliste interroge entre autres un garçon de 11 ans dont les parents ont été tués par une frappe israélienne sur leur maison. « Je me sens mieux aujourd'hui parce que j'ai l'impression que nos histoires, nos luttes et notre résistance sont entendues et vues et que notre documentation sur ce génocide est reconnue », avait déclaré la jeune Gazaouie par message vidéo sur son compte X après avoir remporté le Peabody Award, alors que la Cour internationale de justice a été saisie pour déterminer si un génocide est en cours dans l’enclave palestinienne.
Déplacée le 10 octobre de son domicile situé dans le quartier de Rimal au centre de Gaza City, Bisan Owda documente depuis ses inlassables déplacements ainsi que la perte de plusieurs de ses proches. La jeune femme a notamment été appuyée par al-Jazeera après la publication de la lettre ouverte, et le média qatari a affirmé la soutenir « face aux efforts déployés pour réduire au silence ses reportages sur Gaza ». Un point de vue partagé au cours des derniers jours par de nombreuses voix palestiniennes. « Ce musèlement constitue un témoignage incroyable de la menace que représente une jeune femme seule avec un iPhone, a dénoncé sur son compte X l'avocate américano-palestinienne Noura Erakat. Cela ronge les gens de voir que des bombes de 2 000 livres n'ont pas réussi à étouffer le pouvoir du témoignage et du récit. » Ces onze derniers mois, plus de 160 journalistes ont été tués par les forces israéliennes, a rapporté al-Jazeera.
Bisan fait un travail extraordinaire dans des circonstances extrêmement difficile du moins qu’on puisse dire et mérite bien un Emmy et même le prix Nobel.
02 h 38, le 29 août 2024