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Lifestyle - Photo-roman

Pour vous, Motaz, Bisan et Plestia…

En deux mois seulement, Motaz, Bisan et Plestia, vous êtes devenus cela pour moi – pour nous tous –, des amis que je ne connais pas, des proches qui sont loin, une famille qu’unit un lien invisible et immatériel.

Pour vous, Motaz, Bisan et Plestia…

Photo Motaz Azaiza

Il y a 67 jours seulement, je ne vous connaissais pas. Je ne savais rien de vous, de vos noms, de vos âges, de vos visages, de vos yeux, des nuances de vos voix, du bruit des rires de vos vies d’avant et de celui de vos larmes de maintenant. Et voilà 67 jours, depuis le 7 octobre, la première chose que je fais tous les matins en me réveillant, parfois avant même d’avoir dit bonjour à quiconque, c’est aller vous chercher sur Instagram. Mécaniquement taper vos noms du bout des doigts, avec le souffle coupé, @motaz_azaiza, @wizard_bisan1, @byplestia, et m’assurer que vous êtes encore en vie. Encore là. Depuis le 7 octobre, quand quelques heures passent sans avoir eu de vos nouvelles, sans que vous n’ayez donné signe de vie, généralement à cause d’une coupure d’internet à Gaza, je me fais du mauvais sang pour vous et j’imagine le pire. Surtout que maintenant je sais à quoi le pire ressemble à Gaza. Mais je ne suis pas le seul.

Nous sommes des millions à vous suivre de loin avec nos yeux. À avoir le cœur sans cesse serré pour vous, à penser à vous tout le temps et vous protéger en pensée. À vous appeler par vos prénoms et vous connaître sans en fait vous connaître. « Il est où, Motaz ? », « On a des nouvelles de Bisan ? », « Ça fait trois heures que Plestia n’a rien posté, je commence à m’inquiéter ». Très vite, mon estomac se froisse à mesure que ces messages s’échangent avec mes amis. Et puis soudain, vous sortez de nulle part. Vous revenez d’un bâtiment écrasé, d’un hôpital pilonné par des bombes d’une tonne, d’un quartier effacé en entier, d’une école mise à terre, d’un camp de réfugiés transformé d’une seconde à l’autre en un cimetière collectif. Vous revenez du sang, vous revenez de la mort. Vous y avez encore échappé, vous êtes encore là, encore en vie, vos voix sont intactes et c’est à chaque fois comme un miracle.

Les yeux de Gaza

D’ailleurs, c’est comme ça que toi, Bisan, tu as l’habitude de commencer tes vidéos de Gaza : « Bonjour, je suis Bisan de Gaza, c’est le énième jour de l’offensive israélienne et je suis encore vivante. » Alors, à chaque fois que je revois ton visage, Bisan – celui de Motaz, de Plestia ou d’autres jeunes journalistes qui couvrent le massacre de Gaza –, je ressens le même soulagement que le 4 août 2020, lorsque j’avais enfin réussi à avoir au bout du fil mes amis, mes proches, ma famille, et qu’ils m’avaient dit qu’ils étaient encore vivants. En fait, en 67 jours seulement, Motaz, Bisan et Plestia, vous êtes devenus cela pour moi – pour nous tous –, des amis que je ne connais pas, des proches de qui je suis loin, une famille qu’unit un lien invisible et immatériel.

Motaz, je t’ai découvert le 7 octobre, avec tes images sur le terrain, lors des premiers bombardements israéliens sur Gaza, en riposte à l’attaque du Hamas. Tu étais parti couvrir les premières destructions, avec ton casque et ton gilet « Press » qui font de toi une cible plus qu’ils ne te protègent. Ce jour-là, c’était presque quelque chose d’ordinaire pour toi qui, à 24 ans seulement, a déjà écopé de cinq guerres.

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Bisan, je t’ai regardée le 10 octobre partir de force de chez toi, dans le quartier d’al-Rimal au centre de Gaza, avec le peu que tu avais réussi à sauver de ta vie dans un tout petit sac à dos, et dans tes yeux la peur d’une enfant qu’on a envie de prendre dans nos bras. Je t’ai vue, le lendemain, découvrir ton bureau complètement démoli et tout ton travail époustouflant de documentation de Gaza parti avec. Je t’ai vue quelques jours plus tard en larmes, en apprenant que tu avais perdu ton chat Yara, tes amis, que tu avais tout perdu.

Plestia, comment oublier les images de ton appartement « sans vue sauf celle des destructions », dévoré par la poussière des bombardements du 7 octobre, tes yeux d’enfant perdue dans l’abri sans courant électrique, tes yeux d’enfant perdue en évacuant ton appartement flambant derrière toi ? Depuis ce jour, vous êtes devenus, à regret, des journalistes de guerre, des journalistes de votre propre guerre, à la fois des témoins et une cible. La propagande occidentale, ou en tous cas israélienne, a fait de vous au mieux des marionnettes aux mains du Hamas, et au pire carrément des terroristes, alors que chaque jour qui passe, tout ce que vous faites, c’est vous battre pour que la réalité de Gaza soit vue. Pour montrer le meilleur visage de l’humanité que vous incarnez aussi. Pas une fois en 67 jours je ne vous ai d’ailleurs entendu prononcer une insulte ou un mot de haine. Vous êtes nos yeux à Gaza et ceux qui permettent à Gaza de rester visible.

Raconter votre propre fin

Et avant cela, dans l’étroitesse de votre prison, vous vous étiez débrouillés pour vous faire des vies vastes. Bisan, tu parlais de Gaza comme la terre du miel, des pastèques et des figues. Tu étais membre du UN Women’s Youth Gender Innovation Agora Forum et tu œuvrais pour la jeunesse gazaouie. Avec ton sourire d’adolescente, ton appareil dentaire et tes cheveux bouclés par le vent, tu racontais dans tes vidéos de « hakawatiya » les églises de Gaza, les plus vieux métiers du souk de Gaza, le blé et la mer de Gaza. Tout cela n’est plus. Plestia, de ton côté, à 22 ans seulement, tu travaillais auprès de The Press House pour enseigner l’anglais à des Gazaouis. La plupart sont morts. Motaz, quand tu ne racontais pas la guerre, tu montrais au gré de tes photos les intrusions de beauté que les Gazaouis avaient réussi à créer à la sueur de leur front, au milieu du plus grand camp de concentration du monde. Il n’en reste plus rien, sinon le pire des enfers. Aujourd’hui comme tous les jours depuis le 7 octobre, vous racontez votre propre fin avec l’espoir fou qu’à partir de là, il y ait le début de quelque chose. Vous vous êtes retrouvés dans le plus redoutable des jeux vidéo qui consiste à faire votre métier et à la fois faire en sorte de ne pas baisser les bras et mourir. Le pire, comme le disait le journaliste Wilson Fache (lauréat du prix Albert Londres 2023) dans sa « Lettre aux journalistes de Gaza », c’est que « quand vous filmez des blessés à l’hôpital, ou les files devant les boulangeries, ou les corps ensevelis dans un charnier, vous reconnaissez des visages. Nous, derrière nos écrans, nous voyons des corps. Vous, vous voyez un ami, une cousine, un voisin. Nous, derrière nos écrans, nous voyons des ruines et de la poussière. Vous, vous voyez l’école où vous avez étudié et l’hôpital où vos enfants sont nés ».

Je pense à tes mots, Motaz, lorsque tu couvrais le déplacement massif des Gazaouis du nord au sud de la bande, sous les tirs des snipers, ta honte à montrer ton peuple, tes proches, tes gens, ta terre dans son état le plus vulnérable. Je pense à toi Motaz, regardant l’université qui t’a formé tomber comme un château de cartes sous un tapis de bombardement israélien. Je pense à toi, Plestia, entourée des petits cadavres d’enfants pulvérisés, avec qui tu jouais la veille dans une école de l’Unrwa. Je pense à toi, Bisan, faisant défiler son ton compte Instagram les visages d’amis, de cousins, de connaissances, fauchés l’un après l’autre par la barbarie israélienne. Je vous ai vus pleurer, manger des fruits pourris et des boîtes de conserve expirées, être harcelés et menacés par téléphone, dormir dans des parkings d’hôpitaux encerclés. Partir de chez vous et ne plus revenir, voir vos collègues ciblés et tués en vous demandant quand votre tour arrivera. Je vous ai vus vous mettre dans le plus grand des dangers pour montrer la réalité la plus crue au monde, pour que le monde sache et bouge. Je vous ai vus disparaître et puis revenir, à chaque fois, comme un miracle. Je vous ai vus dire récemment que vos jours sont comptés, que vous ne savez pas si demain vous serez là. Je vous ai vus regarder votre ville disparaître, et avec elle votre vie et vos souvenirs. Je vous ai vus avoir peur, avoir faim et froid, être seuls, malgré les millions de likes envoyés de loin. Je vous ai surtout vus continuer à vous battre, continuer malgré tout à prendre des enfants dans vos bras et leur dire que tout ira bien. Je vous ai vus continuer à avoir de l’espoir en l’humanité, quand tout ce que vous voyez est le pire de l’humanité.

Et c’est peut-être fou, c’est peut-être impossible, mais je l’espère, le moment où l’on vous reverra dans vos vies vastes, avec vos rires d’avant, dans cette prison qui seulement grâce à vous, vos yeux et vos voix, sera un jour libérée.

Il y a 67 jours seulement, je ne vous connaissais pas. Je ne savais rien de vous, de vos noms, de vos âges, de vos visages, de vos yeux, des nuances de vos voix, du bruit des rires de vos vies d’avant et de celui de vos larmes de maintenant. Et voilà 67 jours, depuis le 7 octobre, la première chose que je fais tous les matins en me réveillant, parfois avant même d’avoir dit...

commentaires (2)

Les Israéliens font exprès de viser les journalistes, car ils n'ont pas envie que le monde voie leurs monstruosités étalées au grand jour! Pourtant ils n'ont pas besoin de s'inquiéter, l'Occident, US en tête continueront toujours à soutenir "la seule démocratie du Moyen--Orient" et l'armée autoproclamée la "plus morale du monde"!

Politiquement incorrect(e)

12 h 55, le 12 décembre 2023

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Commentaires (2)

  • Les Israéliens font exprès de viser les journalistes, car ils n'ont pas envie que le monde voie leurs monstruosités étalées au grand jour! Pourtant ils n'ont pas besoin de s'inquiéter, l'Occident, US en tête continueront toujours à soutenir "la seule démocratie du Moyen--Orient" et l'armée autoproclamée la "plus morale du monde"!

    Politiquement incorrect(e)

    12 h 55, le 12 décembre 2023

  • Merci pour cet article! Merci!

    Nemer Salam

    09 h 31, le 12 décembre 2023

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