En psychologie et en sociologie, le terme « stigmate » désigne une caractéristique ou une condition qui entraîne une discrimination envers un individu ou un groupe. À l’origine, le mot « stigmate » provient du grec ancien et signifie littéralement « marque » ou « tatouage ». Cette marque était souvent infligée sur le corps des esclaves, des criminels ou des traîtres pour les identifier et signaler leur statut social inférieur. Dans nos sociétés contemporaines, nous ne stigmatisons plus que par le regard, le traitement et la visualisation. Que de marques invisibles sont gravées sur les corps fragiles de sujets présentant une variante de la normale, ne serait-ce qu’en les regardant avec mépris, dégoût et supériorité ! Que de tatouages transparents sont incrustés sur la peau de personnes ayant une divergence évidente par rapport à la majorité, ne serait-ce qu’en les abordant quotidiennement avec arrogance et avec des mots abaissants ! Que de signes de dégradation mentale ont été imposés à des personnes porteuses de particularités dans ce monde, ne serait-ce qu’en visualisant leur inexistence, leur anéantissement, leur exclusion, leur extinction dans un futur qui s’approche !
L’humanité entière n’a cessé de tenter de se redresser d’une histoire marquée par la stigmatisation basée sur la couleur de la peau. Cette même humanité à laquelle nous appartenons tous et qui n’a certainement pas trop changé, ni sur le plan génétique ni sur le plan morphologique ou biologique, prétend avoir évolué sur le plan de la discrimination grâce à de nouvelles technologies, une éducation plus riche, des réglementations plus protectrices et un raisonnement différent. Malheureusement, tout ce que nous possédons comme stratégie visant à nous libérer des méandres de la discrimination n’a servi qu’à relocaliser le stigmate de la peau vers le cerveau. Oui, le cerveau ! Car si ce stigmate n’est plus visible à l’œil nu, il est toujours visualisé par nos cerveaux qui dénudent les personnes différentes et les privent de leur droit de vivre en dignité.
L’exemple le plus marquant de l’échec de notre humanité à surmonter la discrimination est raconté par l’histoire des plantations d’esclaves aux États-Unis, un pays se prétendant chef de file de l’égalité, de la liberté et des droits de l’homme. Depuis le XVIIe siècle, les plantations américaines ont commencé à recevoir des Africains de race noire traités comme des propriétés sans droits par leurs maîtres de race blanche. En 1775, la guerre des colonies américaines contre l’occupation britannique devait se faire avec des slogans de liberté et d’égalité qui ont attiré les sujets de race noire à combattre aux côtés des Américains pour obtenir l’indépendance des Anglais. Cependant, il a fallu attendre cette libération pendant environ un siècle pour que la guerre civile éclate, une guerre qui opposait les États du Nord et les États du Sud. Il est vrai qu’il s’agissait encore une fois d’une guerre pour les droits d’égalité des sujets de race noire entre des États libres du Nord et des États esclavagistes du Sud mais, en réalité, il s’agissait toujours d’un slogan, car la vraie cause était économique et politique. Les États du Nord étaient hautement industrialisés et majoritairement républicains, tandis que les États du Sud étaient encore principalement agricoles, dépendant des plantations, et majoritairement démocrates. Ainsi, la guerre civile qui a formé les États-Unis actuels n’était qu’une quête de pouvoir et de richesse dissimulée sous des slogans d’égalité.
L’histoire du traitement des personnes atteintes de pathologies mentales n’est pas très différente des autres histoires marquées par la discrimination. N’oublions pas que ces individus étaient exilés des groupes sociaux, attachés par des chaînes, internés à vie dans des asiles et, à un stade beaucoup plus discriminatoire, soumis à des traitements non éthiques tels que la lobotomie, une intervention chirurgicale invasive au niveau du lobe frontal du cerveau, les privant de toute motivation, émotion et capacité de décision. Aujourd’hui, bien que nous ne voyions plus le stigmate visible sur la peau des personnes souffrant de troubles mentaux, ce stigmate continue de se manifester dans les attitudes et les comportements envers elles.
Je pense à ce patient entendeur de voix qui lutte contre sa schizophrénie. En considérant que ses symptômes sont le produit d’une instance diabolique, nous le stigmatisons. En l’empêchant de travailler malgré ses difficultés à cause de ses symptômes, nous l’excluons de notre environnement de travail. En lui refusant le droit de se marier par crainte qu’il ne prenne pas soin de sa famille, nous lui retirons son droit de vivre pleinement. En fin de compte, cet entendeur de voix n’est-il pas, comme nous tous, capable de travailler, de réfléchir, de procréer, de s’autonomiser, mais avec certaines difficultés ? Qui a le droit de déterminer le niveau de difficulté dans le processus d’autonomisation requis pour que quelqu’un ait droit à l’égalité et à la liberté ? Qui a le droit de se considérer meilleur qu’un entendeur de voix ? Ne serions-nous pas tous, un jour, des entendeurs de voix ? Ne le sommes-nous pas dans certaines situations perturbantes et difficiles, là où l’on recherche cette voix, la sollicite, la prie d’exister en nous ?
Je pense aussi à la personne déprimée, celle qui ne cesse de pleurer son échec, celle qui déteste la vie et scrute le négatif dans l’existence sous la lentille du microscope de sa vie. Rien qu’en demandant à cette personne de se lever tous les matins pour continuer un travail rendu difficile, voire impossible par la maladie, nous sommes en train de la torturer. Rien qu’en menaçant cette personne d’être quittée par son époux parce qu’il a droit de vivre sa vie, nous l’enfonçons dans la tombe de la tristesse infernale. Rien qu’en refusant à cette personne le droit de se faire soigner à l’hôpital et en rendant son désir de mort condamnable sans prendre le temps de réaliser qu’il s’agit d’un symptôme et non d’un choix, nous la privons du paradis de la guérison. Qui parmi nous n’a pas connu des jours difficiles de tristesse et de fatigue ? Qui, parmi nous, prétendant avoir un esprit critique, ne fait pas incessamment le bilan de l’intérêt de la vie par rapport à la mort ? Qui a le droit de juger et de jauger le poids que doit avoir le stress sur la vie psychique des individus ? N’avons-nous jamais été dans des situations difficiles avec l’impression que personne ne peut comprendre l’ampleur de notre détresse ?
Je pense également au patient dépendant à une substance ou à un comportement, qui, à cause du jugement négatif porté par la société envers lui, se sent obligé de la décevoir et de camoufler son trouble. Rien qu’en ne surmontant pas notre réaction primitive face à sa quête de plaisir, nous lui refusons le statut de malade. Rien qu’en le laissant sombrer dans son addiction, nous nions son droit à la guérison et à la vie. Rien qu’en l’emprisonnant au lieu de le soigner, nous le logeons avec des criminels au lieu de le traiter comme un malade. Qui parmi nous ne court pas après son plaisir ? Qui parmi nous n’a pas sa substance qui calme son cerveau, en allant du plus basique tels la nourriture et le café ? Qui est mieux placé pour condamner le comportement déceptif et se considérer indemne d’un tel comportement ?
Nous discriminons les personnes différentes en santé mentale pour nous rassurer sur notre propre santé mentale. C’est une quête d’élévation de soi et de rabaissement de l’autre, conduisant à la déshumanisation. Une fois déshumanisées, ces personnes sont sujettes à toutes formes de maltraitance, rappelant l’esclavage, l’extermination et la déportation. Ainsi, nous vivons toujours dans l’ère de la stigmatisation, mais avec une apparence différente. Elle est passée de la peau au cerveau, et entre les deux, peu de différence existe. Comme l’exprime le psychanalyste français Didier Anzieu : « La peau est l’interface entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et autrui. Elle est à la fois barrière et réceptacle, frontière et organe de communication. »
Personnellement, je trouve qu’il était plus authentique et plus transparent de laisser des stigmates visibles sur la peau de ceux qui étaient différents, plutôt que de les effacer pour les dissimuler hypocritement à un niveau plus profond. Revenons à une stigmatisation cutanée visible pour tous, mais cette fois-ci, marquons l’avancement de l’humanité afin de donner un sens au passage du temps et à tout ce qui s’est passé entre-temps. Gravons des stigmates sur la peau de ceux qui discriminent, que chaque discriminant se voie attribuer un chiffre visible à l’œil nu, afin de ne pas les confondre avec les autres êtres humains. Identifions-les par ces chiffres en tant que discriminateurs des droits des femmes, des membres de la communauté LGBT, des malades mentaux, des sujets âgés, des personnes de race différente, des individus de niveau socioéconomique bas, des citoyens de pays non occidentaux, des adeptes d’une religion différente, et la liste continue. Nous aurons ainsi plusieurs catégories pour classer ces individus dans des groupes distincts, facilitant ainsi leur repérage. Cela permettra de résoudre la problématique, car l’humanité réalisera que chacun portera son stigmate sur la peau, ressemblant ainsi à tous les autres individus autour de lui, ne serait-ce que par le principe inhérent à la nature humaine : celui de la tendance à la catégorisation, la quête de différenciation, le besoin de répertorier, bref, le besoin de portage du stigmate… de notre humanité, ou mieux encore, de notre déshumanité !
Rami BOU KHALIL, MD, PhD
Chef de service de psychiatrie
à l’Hôtel-Dieu de France
Professeur associé à la faculté
de médecine de l’Université Saint-Joseph
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09 h 46, le 15 août 2024