C’est un petit bout du Liban, qui nous accueille quand Nadia Saïkali nous ouvre la porte de son atelier résidence niché dans Le Bateau Lavoir, une résidence de studios d’artistes de la ville de Paris, conçue par feu son deuxième mari, l’architecte d’intérieur Henri Gaboriaud. C’est là qu’elle s’est installée depuis 1979 pour échapper à la guerre du Liban et qu’elle travaille sans relâche… encore maintenant, du haut de ses huit décennies et plus. Elle nous y a reçus simplement, en toute spontanéité, dans un entretien un peu en dehors du temps, à l’image de son œuvre.
Humble, quelque peu isolée sur sa butte, Nadia Saïkali ne savait pas que ses toiles Empreinte, autoportrait : rivage et renaissance et Nu de femme, temps immobile venaient de faire partie de la vente aux enchères de Sotheby’s, A love letter to Beirut, et ignorait que sa cote montait encore : Empreinte, autoportrait est vendue 38 100 livres sterling (GBP) et en 2022 et 2023, deux autres de ses toiles, respectivement Vertical et Paysage de montagne, sont vendues 38 100 GBP et 35 280 GBP, toujours chez Sotheby’s. Représentée par la galerie parisienne Claude Lemand, elle est un des vétérans de la peinture libanaise du siècle dernier et de son avant-garde artistique. Ses toiles ont fait le tour du monde : la France, le Brésil, l’Iran, les États-Unis, l’Angleterre, etc. font partie de collections publiques et privées de premier plan, telles que la Fondation Barjeel, le Fonds national d’art contemporain, le Fonds de la Ville de Paris, les Royal Institute Galleries de Londres ; et au Liban, le musée Sursock, la Fondation Nadia Tuéni et le ministère de la Culture, dont le fonds est désormais géré par le BEMA. Si elle fait partie de cet âge d’or passé et qu’elle se retrouve un peu seule dans cette résidence qui ne compte plus beaucoup d’habitants, ses enfants vivant eux en Angleterre, les années ne lui ont rien enlevé de l’enjouement et de l’enthousiasme qui se retrouvent dans sa peinture, laquelle continue à séduire car elle vient du fond des âges et de la lumière.
Cet enfant qui regarde la mer
Sur un fauteuil, un vieux carton d’invitation d’une exposition « Salah Stétié et les peintres », un carton de la liturgie des funérailles de Ghassan Tuéni avec sa photo – elle travaille sur un portrait commandé par la famille –, et sur des chevalets, plusieurs toiles sur lesquelles elle travaille concomitamment. Il y a une toile ancienne abîmée dans un transport qu’elle restaure ; une autre qu’elle recycle, sur laquelle elle fait un nouveau travail, un cadeau pour la famille et trois ou quatre encore qui captivent le regard comme celle avec cet enfant qui regarde la mer, la passion de Nadia Saïkali. Parmi celles-ci des portraits, même si c’est plus l’abstraction qui a surtout caractérisé son art et ce qu’elle appelle le luminocinétisme, une combinaison de mouvement et de lumière puisant dans les strates et la couleur ; dans le sillon de quoi s’inscrit également le travail d’empreintes ou mark-making qui a distingué son travail à un moment donné.
De ces toiles d’empreintes, elle dit qu’elles amusaient le public. Elle commence avec les empreintes des mains ; suivront celles des pieds, avec tout ce que l’empreinte des extrémités, les parties du corps les plus innervées et les plus délicates dans leur architecture, disent de notre singularité, de notre façon de toucher le monde. La main, toute une symbolique de l’agir, et l’outil du peintre en particulier. « Les empreintes, tout ça vient de loin, de mon enfance, de mon adolescence, dit-elle. Ça vient du ballet classique peut-être. Je voulais danser sur la toile ; j’ai fait beaucoup de danse rythmique dans mon enfance. » Elle égrène l’origine de ces impressions : « Le Sporting Club, le sable et la plage de Beyrouth, les étés passés au bord de la mer à Jnah et l’empreinte des pieds dans le sable, la plongée. (…) Je ferme les yeux et je vois Jnah. » « Tout cela provient d’un cocktail dans ma mémoire », dit-elle, tout comme le luminocinétisme dont elle dit qu’il lui avait été inspiré à la base « par l’arbre de Noël, les lumières qui clignotent et les crèches » qui, pour elle, « représentent la terre ». L’artiste est sensible à la géologie, à la géographie et aux civilisations anciennes, espaces de déploiement d’une certaine poétique, laquelle est également une de ses marques.
Poétique aussi, sa vision du Liban. Elle répète comme dans une incantation : « J’aime tous les Libanais, j’aime beaucoup les Libanais. Plus que tout je suis libanaise après tout. (…) Ils vivent les différences au Liban, on a grandi comme ça, avec un esprit très large ; ce n’est pas pareil ici (…). » Elle cite son éducation et le Collège protestant français : « J’ai beaucoup aimé l’ambiance, on s’amusait beaucoup », et son initiation à la musique, à l’art, à la beauté du monde, par son père dentiste, auquel elle rend un hommage appuyé, et auquel elle sait gré de ne l’avoir pas « mutilée comme font beaucoup de parents » mais de l’avoir au contraire, fortement encouragée à cultiver ses penchants artistiques. « J’aime Beyrouth, j’aime la Méditerranée, la grotte aux Pigeons (…). Les couchers de soleil étaient très beaux mais ça continue, ce n’est pas parce que je n’y suis pas que ça ne continue pas », poursuit-elle comme pour elle-même. En dépit de ses décennies de vie sous le ciel gris de Paris et défiant ledit déterminisme des lieux, c’est bien cette lumière fervente de la Méditerranée et cette saveur feutrée et multiple d’Orient qui imprègnent toute son œuvre.
Son exploration artistique – elle dit d’elle-même « je suis une chercheuse – naît d’une mémoire, personnelle et tout à la fois ancestrale. Elle se revendique de l’héritage phénicien : « J’ai trois nationalités et une mentalité universelle, c’est normal avec nos ancêtres les Phéniciens, c’était des navigateurs, des explorateurs, ils voyageaient sur la Méditerranée et ont été les créateurs du premier alphabet, l’alphabet phonétique », rappelle-t-elle avec admiration. Comme eux, elle s’aventure à créer son propre langage, un langage premier, universel, affranchi du temps et du milieu, divers. Son ancien élève le peintre Jamil Molaeb souligne d’ailleurs la diversité de son art qui a beaucoup inspiré les critiques et un livre : Nadia Saïkali, paru en 2012, auquel collaborent notamment Jean Jacques Lèvêque et Gérard Xuriguera.
L’ exploration ne vient pas sans mouvement, sans lenteur et écoute… du monde intérieur. Nadia Saïkali s’y plonge ainsi dans la joie du corps et du mouvement, de la musique, et revient d’ailleurs souvent sur ces composantes comme source d’inspiration de son travail, réfutant les explications intellectualistes. Dans son propos reviennent sans cesse la musique, la danse, le ballet, la natation, la mer, son père et la nature du Liban, « si accueillante » ; sa lumière et ses saisons. Ses compositions viennent de ce sens de la musique : « J’aime la musique ; je considère que les couleurs, c’est comme des notes de musique. »
Pendant que certains critiques d’art, académiciens glosent sur son art et soulignent sa spiritualité, elle dit : « Pour moi, peindre, c’est de la sensualité », tout simplement. De fait, jeune diplômée, la peintre se détache très vite des représentations conventionnelles, de l’histoire de l’art et de toutes les théorisations et encourage par la suite également ses étudiants à l’ALBA et à l’Université libanaise où elle enseigne un temps – tels que Jamil Molaeb et Chaouki Chamoun – à trouver leur propre langage. Elle dit garder un souvenir encore très vif de ses années d’enseignement au Liban : « Ça m’apportait une joie de vivre avec une foule de jeunes attentifs qui portaient dans leur cœur beaucoup d’espoir dans l’avenir... » Ses anciens étudiants s’en souviennent eux aussi avec respect et admiration. « Elle se laissait aller à sa spontanéité ; elle avait une grande confiance en elle. C’est pour cela qu’il n’y a pas de figement dans son art. Celui-ci est le reflet de sa vie », dit Jamil Moaleb. Le témoignage de ce dernier (voir encadré) dit justement l’empreinte énergétique que laisse Nadia Saïkali, de par sa peinture et sa personne.
Engrammer le vivant, le mouvement profond, intérieur, et celui du corps, de sa prestance, de l’instant, engrammer la luminosité ; c’est cela la signature de Nadia Saïkali. Une signature mûrie dans la lenteur, la tranquillité et la solitude que l’artiste dit cultiver : « J’aime la solitude, ça permet de s’envoler et de rêver, ça provoque l’imaginaire. Il n’y a pas de distraction. (…) Pour moi, l’art c’est sacré, c’est comme une prière, c’est aussi précieux, aussi important, quand je vais dans un musée et qu’il y a des vestiges en trois dimensions, il y a une part de l’être de l’artiste qui transparaît. » Et quand s’achève notre entretien, nous n’avons aucune envie de laisser la part qui transparaît de cette grande dame bien de chez nous, sur le pas de la porte. On sort du Bateau Lavoir avec une empreinte de nostalgie et de joie tout à la fois et surtout avec le désir de faire redécouvrir son legs. Car si elle répète combien le Liban lui manque – « Le Liban me manque tellement... c’est ce grand mythe ; la mer, la lumière (…) il y a tout au Liban, les pins, les sapins, la mer, les coquillages, les huîtres qu’on mangeait ; une nature si accueillante » –, il est certain qu’une figure de son envergure manque aussi au Liban. Et quand on ose l’invitation : « Pourquoi n’y allez-vous pas passer quelque temps ? » : « C’est une question de budget et de temps, mais surtout j’ai peur, car je sais que je vais devoir revenir ici. J’ai peur de l’arrachement que cela serait. Alors, je préfère ne pas y aller. »
Jamil Molaeb : Elle ne vous impose pas un style particulier
De l’art de Nadia Saïkali, son ancienne professeure, le peintre Jamil Molaeb souligne la diversité : « Elle ressemble beaucoup aux artistes qui n’ont pas cherché un style. Elle se laissait aller à sa spontanéité ; elle avait une grande confiance en elle. C’est pour cela qu’il n’y a pas de figement dans son art. Son art est le reflet de sa vie. Ses toiles sont toujours une surprise et sont étudiées de façon à pencher vers la sagesse. Elle a aussi une grande poétique. » Elle avait par exemple intitulé l’exposition qu’elle avait faite dans les années 80 chez Michel Fani “Fenêtres sur ce qui a été perdu de moi”. » De son enseignement, il mentionne l’excellence et les encouragements à la liberté. « Elle ne vous impose pas un style particulier, ne donne pas des techniques ou des méthodes. J’ai appris d’elle, alors que j’avais tendance à retravailler, à ne pas retoucher mon travail plusieurs fois, mais à en laisser la touche spontanée, conserver la spontanéité du pinceau et de la couleur. Alors que j’étais encore étudiant et au bout de deux années d’études seulement, elle m’a encouragé à exposer des travaux, une série de paysages, que je lui avais montrés, me signalant que le public aimait ce genre de peinture. » Jamil Molaeb souligne également sa grande sensibilité, ses mots pesés, sa pudeur et son amabilité. « Elle a été une amie tout le temps où elle était au Liban », dit-il.
Merci pour cette belle et touchante évocation de la figure lumineuse de Nadia Saikali. Il convient d'ajouter aux institutions mentionnées dans l'article, le nom du Musée de l'Institut du monde arabe, riche depuis 2018 de quatre oeuvres de l'illustre peintre, grâce à la Donation Claude & France Lemand. En 2021, lors de l'exposition "Lumières du Liban", le public avait pu admirer son grand diptyque "Métamorphoses" de 1986, huile sur toile, 195 x 260 cm. Nadia Saikali figure actuellement dans l'exposition "Présences arabes" du MAM Ville de Paris Claude Lemand
12 h 35, le 13 août 2024