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Culture - Portrait

Vénus Khoury-Ghata : ses superstitions, ses hantises et ses hommes

Élevée à la dignité de grand officier dans l’ordre national du Mérite par le président Emmanuel Macron, la poétesse et écrivaine libano-française se confie à « L’Orient-Le Jour ».

Vénus Khoury-Ghata : ses superstitions, ses hantises et ses hommes

La poétesse et écrivaine libano-française Vénus Khoury-Ghata dans son appartement parisien.

C’est l’histoire d’une femme qui a traversé les décennies. Des décennies de guerre, d’abandon, de mort. L’histoire d’une femme qui a traversé les villes, les continents, pour écrire, raconter, dénoncer, aller à la rencontre des gens. C’est l’histoire d’une femme qui a connu de grands succès et de grands drames. Cette femme, dont Paris a fait une grande écrivaine, a reçu, le 11 avril, l’une des plus hautes distinctions de l’État français : la médaille de grand officier de l’ordre national du Mérite, remise en personne par le président Emmanuel Macron. Avec toujours ce sentiment qui la harcèle : la culpabilité.

« Je ne fais que tomber », lâche-t-elle lors d’un entretien avec L’Orient-Le Jour. C’est peut-être pour payer le succès que j’ai eu pendant ma vie et que je ne méritais pas. » Des dizaines de romans, des dizaines de recueils de poésie, traduits dans des dizaines de langues. Des dizaines de prix littéraires, dont les prestigieux Apollinaire (pour Les Ombres et leurs cris, 1980), Goncourt (de poésie pour l’ensemble de son œuvre, 2011) et Renaudot (pour La Fiancée était à dos d’âne, 2015). Mais la grande dame de lettres ne se défait jamais de cette modestie qui la rend attachante. Comme si elle avait raté quelque chose.

Loin du Liban

Il y a tout d’abord ce sentiment de culpabilité que l’on éprouve quand on est loin de son pays, comme si l’on avait fui tous ses malheurs. Le 4 août 2020, lorsque la gigantesque double explosion a lieu au port de Beyrouth, la poétesse est confinée seule dans son appartement parisien. Elle sort d’un long Covid-19 qui lui a laissé des séquelles et marque le début d’une série de chutes condamnant l’octogénaire à l’isolement. « Je me sentais là-bas le jour du drame ainsi que les semaines qui ont suivi. La vue des membres humains enfouis sous les gravats m’était insupportable. On sent les choses avec plus d’émotions quand on n’est pas sur place », confie-t-elle à L’OLJ.

Cette culpabilité ne lui laisse pas de répit. Enfant, elle se sentait tout le temps coupable. Son père, un militaire de carrière, faisait régner une discipline stricte à la maison. Pour contenter ses parents, Vénus entame des études de sciences politiques à Beyrouth, mais elle renonce quelques mois après et s’inscrit à l’École des lettres. « Mon frère écrivait des poèmes en français. Quand il me les lisait, j’étais émerveillée, transie », se souvient-elle. Ne supportant plus l’autorité du père, il quitte la maison à 18 ans. Arrivé en France, il lui envoie une lettre : « Gallimard publie mes poèmes, ton frère va devenir un nouveau Rimbaud. » Cependant, rien de cela n’arrive. Après deux années d’errance, il rentre au Liban, atrophié par la drogue, avec un tas d’histoires délirantes. Le père insiste pour le faire interner dans un établissement psychiatrique. Là-bas, le jeune homme subit des électrochocs et certainement aussi une lobotomie, estime sa sœur. Malgré ses nombreuses fuites, il finira par mourir à l’asile. Pour en finir avec la tristesse, Vénus narre cette histoire dans le roman Une maison au bord des larmes (Balland, 1998). C’est l’échec de son frère qui l’a poussée à devenir écrivaine, comme elle ne cesse de le rappeler. Le jour où elle a reçu la médaille de commandeur de la Légion d’honneur, Antoine Gallimard était présent dans l’assemblée. Pour conjurer le sort, elle avait demandé à l’éditeur de la lui accrocher.

Fuyant le Liban au début de la guerre civile, en 1975, Vénus Khoury-Ghata s’installe en France avec l’homme de sa vie, le scientifique Jean Ghata. « Je n’ai jamais été aussi heureuse que pendant cette période. Jean m’a offert Paris et accepté les trois fils de mon premier mariage. » Avant d’arriver dans la Ville lumière, elle a été l’épouse d’un homme d’affaires qui l’a sortie de son milieu modeste, mais l’a vite abandonnée pour « celle qu’il aimait ». De cette époque émerge un premier recueil de poésie, publié sous l’impulsion du poète Saïd Akl, que l’écrivaine dénigre aujourd’hui. En traversant la Méditerranée, la femme en robe longue des soirées beyrouthines huppées est devenue une autre personne. À Paris, elle a découvert la musique, la peinture, le milieu littéraire et intellectuel dont elle admire la sobriété et l’ascétisme. Elle reçoit, observe, écoute. Depuis, il n’y a pas eu un jour sans écriture.

La rage au cœur

Mais le bonheur n’est pas fait pour durer. Atteint d’une crise cardiaque foudroyante, Jean Ghata meurt neuf ans après, âgé de 52 ans. Poète avant-gardiste récompensée par de multiples prix, invitée partout en France, camarade de René Char, d’Yves Bonnefoy ou du peintre Miro, Vénus se retrouve alors seule avec sa fille de 6 ans Yasmine. Ses trois garçons retournent, eux, vivre avec leur père au Liban. « J’ai plané très haut et suis retombée très bas. Tout s’est arrêté avec la mort de Jean, confie-t-elle. C’est le prix du succès. » Criblée des dettes de son mari qui avait investi dans une clinique, la veuve de 42 ans est au fond du précipice. « Je pensais être condamnée à vivre seule. Je ne pouvais même pas rentrer au Liban, les liaisons aériennes étaient coupées à cause de la guerre ! »

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Lors d’un séjour de convalescence dans le sud de la France, un vieil homme veuf, Éric, s’éprend de Yasmine, alors que la petite fille joue sur la plage. Il tient à devenir son père de cœur et demande la mère en mariage, ce qu’elle refuse. Sa flamme pour Jean brûle à tout jamais. Vénus accepte néanmoins de suivre « le dandy gentleman » au Mexique, où l’homme possède une usine de médicaments. Et voilà la grande poétesse accompagnée de sa fille, débarquées dans une luxueuse villa sur les hauteurs de Mexico, avec une grande piscine et des domestiques vêtues en blanc comme dans un film hollywoodien des années 1950. Elle confesse : « Je me suis réfugiée au Mexique, non pas pour l’amour, mais pour ce pays qui m’a affolée. Je revenais toujours à Paris avec un roman et des poèmes. Tout m’inspirait. » L’exploration des sites mayas donne naissance au recueil Fables pour un peuple d’argile (Belfond, 1998), qui reçoit le prix de l’Académie française, ainsi qu’au roman La Maestra (Actes Sud, 2001) adapté trois fois au cinéma. Dans cette « vie de reine », Vénus ne fait que remplir des pages. Il faut écrire vite, avant que les images, les personnages, les dialogues disparaissent.

Les problèmes cardiaques d’Éric imposent le retour à Paris, dans l’appartement que l’écrivaine a pu sauver de la main basse du fisc. Le destin mouvementé de la grande femme de lettres reprend de plus belle. Pendant trente ans, elle enchaîne les voyages, résidences, lectures et conférences. Ses déplacements l’amènent aux quatre coins du monde, autant de lieux qui lui inspirent des histoires, telles Sept pierres pour la femme adultère (Gallimard, 2007) qui dénonce les lois religieuses décrétées par les hommes en Iran, à la frontière afghane, ou L’Adieu à la femme rouge (Mercure de France, 2017), le récit émancipateur d’une femme béninoise. L’auteurce estime qu’il y a une justice à rétablir : « Je parle toujours des femmes car elles ont été malmenées, même dans des milieux favorisés comme le monde littéraire. Lors des jurys, les hommes sont majoritaires et ils finissent toujours par se coopter entre eux. » C’est donc pour récompenser la poésie des femmes que le prix Vénus Khoury-Ghata a été créé.

La hantise du passé

Peu de choses restent aujourd’hui de Bcharré, où la petite fille se rendait tous les étés, du centre-ville de Beyrouth dont la jeune femme arpentait les cinémas, les souks traditionnels, les lieux de fête et de luxure. Ces lieux oubliés, qui ont depuis traversé la guerre, les sièges, les violences et les destructions, reviennent sans cesse comme des flashs dans l’esprit de Vénus. Aucun de ses romans ne se passe en France. « Je viens du monde arabe, mes livres partent toujours de ce vécu », assène-t-elle. Longtemps traductrice de poésie arabe, surtout celle d’Adonis, elle aime à observer comment les mots, les phrases traversent les frontières entre une langue et une autre. « Il y a une taxe dont on doit s’acquitter, comme entre les pays. La langue arabe est sentimentale, on ne peut la traduire qu’en l’élaguant. Les adjectifs qualificatifs et les métaphores, nombreuses, ne passent pas du tout en français. »

Sœur de la traductrice, journaliste et auteure de langue arabe May Menassa, Vénus Khoury-Ghata estime que cet exercice de va-et-vient entre deux langues et deux mondes, jusqu’à en « loucher sur les pages », a indéfiniment nourri son imaginaire. « Je ne sais vivre qu’en écrivant, résume-t-elle. Les personnages me tiennent compagnie et me procurent du bonheur. » Alors que la plupart de ses amis sont morts aujourd’hui, l’écrivaine crée avec sa plume un monde auquel elle n’a plus accès. Son dernier roman, Ce qui reste des hommes (Actes Sud, 2021) aborde la période du confinement durant laquelle Vénus Khoury-Ghata a côtoyé la mort. Seule chez elle, résignée à partir, la femme âgée, fatiguée de vivre, se rend à la marbrerie funéraire du cimetière Montparnasse pour acheter une tombe. Inconsciemment (ou pas), son choix s’arrête sur une sépulture pour deux personnes. De là naît un nouveau récit : une femme seule, divorcée, deux fois veuve, revient dans sa tête aux trois hommes qui l’ont aimée. Elle va les chercher l’un après l’autre pour leur demander de partager son cercueil. « J’ai voulu faire de la mort quelque chose de drôle, de ludique. Je n’aime pas imaginer que c’est définitif, dit-elle. Alors, je l’ai transformée en un lieu habitable dans mes livres. »

C’est sans doute le décès inattendu de l’homme de sa vie Jean Ghata, père de sa fille Yasmine Ghata, également romancière, qui hante le plus Vénus. Son dernier recueil de poésie, Désarroi des âmes errantes (Mercure de France, 2024) évoque une femme qui étreint le vide en croyant étreindre les reins d’un homme qu’elle imagine vivre dans le miroir. Au moment où elle éteint la lumière, il s’endort. 

C’est l’histoire d’une femme qui a traversé les décennies. Des décennies de guerre, d’abandon, de mort. L’histoire d’une femme qui a traversé les villes, les continents, pour écrire, raconter, dénoncer, aller à la rencontre des gens. C’est l’histoire d’une femme qui a connu de grands succès et de grands drames. Cette femme, dont Paris a fait une grande écrivaine, a...

commentaires (2)

Je suis ( entre maintes autres choses) la traductrice de la poésie de Vénus en langue anglaise, et c’est elle le premier qui a fait de moi une Libanaise de cœur. Salut l’artiste !

Hacker Marilyn

17 h 54, le 18 avril 2024

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Commentaires (2)

  • Je suis ( entre maintes autres choses) la traductrice de la poésie de Vénus en langue anglaise, et c’est elle le premier qui a fait de moi une Libanaise de cœur. Salut l’artiste !

    Hacker Marilyn

    17 h 54, le 18 avril 2024

  • Quelle narration, ça se lit d’une traite. Pour écrire un jour sur la poétesse, il faut sans doute lire cet article pour déceler ses souffrances et les méandres de sa vie. S’exiler, c’est traverser un labyrinthe…

    Nabil

    01 h 54, le 17 avril 2024

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