Marseille, le 7 août 2024. Quand j’ai finalement eu le courage de leur annoncer, les yeux baissés comme ceux d’un enfant sur le point d’avouer sa gaffe, que j’avais pris la décision de retourner au Liban après cette semaine de vacances, ils ne m’ont d’abord pas pris au sérieux. « Très drôle, ta petite blague. De toute manière, on le sait, les vols de Marseille pour Beyrouth ont été annulés ! Donc on ne te croit même pas », avaient-ils répondu de concert. Ensuite, quand je leur ai expliqué que je ne plaisantais pas du tout et que, justement, pour arriver au Liban, j’allais prendre un train de trois heures jusqu’à Nice puis un taxi de la gare de Nice à l’aéroport puis un vol de Nice à Beyrouth, tout un périple pour rentrer, de surcroît, dans un pays au bord d’une guerre dévastatrice, ils m’ont carrément pris pour un malade mental. « Ah, mais tu es un grand fou ! » a crié Maxime, s’étouffant presque avec sa cigarette…
Être proche quand tout va mal
« Non, mais Gilles, écoute-moi, tu te rends compte de la décision que tu prends ? a essayé de me raisonner Augustin. Tu sais à quels criminels tu as affaire, tu as vu Gaza… Ce n’est même plus jouer avec le feu ce que tu fais là, c’est se jeter au milieu d’un volcan. » « Tu as eu la chance de pouvoir t’échapper, de fuir cet enfer et d’attraper une rare place sur le peu de vols qui partent encore de Beyrouth. Tu as la chance d’être en sécurité ici, tu as la chance d’avoir ton endroit à Paris où tu peux aller attendre que les choses se tassent et que la situation s’éclaircisse, et tu veux quand même rentrer avec tout ce qui se passe, franchement… C’est complètement dément ! » renchérissait Emily en ne comprenant pas mon choix. « Mais bordel, qu’est-ce qu’il y a de si urgent pour rentrer au Liban, Gilles, tu es sans tête ou quoi ? » a dit Maxime, revenant à la charge.
Ils ne pouvaient pas comprendre, et ils avaient sans doute raison. Maxime, Augustin, Emily et les autres avaient passé une semaine de vacances avec moi. Avec moi, ils avaient vécu au gré des ascenseurs émotionnels faits « d’escalades » et de « désescalades », ils avaient vu mes larmes lorsque j’apprenais que ma mère, ma famille, mes amis à Beyrouth, avaient revécu le trauma de la double explosion du 4-Août, au moment où les avions de chasse israéliens déchiraient le ciel de Beyrouth le 6 août ; ils avaient vu mon corps trembler de tous ses pores le long du discours de Hassan Nasrallah ; ils connaissaient parfaitement bien les images de Gaza et l’étendue de la barbarie dont le gouvernement israélien est capable, et ça les dépassait qu’en dépit de tout cela, je choisisse de rentrer à Beyrouth au lieu d’aller attendre chez moi à Paris ou d’en profiter pour prolonger mes vacances.
Comment exprimer à ceux nés du bon côté du monde, à ceux qui ne se sont jamais frottés à ces fous de dirigeants qui nous ont poussés dans la folie, que plus les choses vont mal chez nous, et plus on veut être là ? Comment leur traduire en mots ce rapport totalement bizarre, voire malsain, que nous, Libanais, avons avec notre terre et qu’aucun mot ne peut en vrai décrire ? Comment leur formuler ce raisonnement d’une absolue absurdité qui fait que l’on préfère mourir à côté de ceux qu’on aime plutôt que de vivre loin, en sachant qu’ils peuvent mourir à tout moment ? Comment leur expliquer que c’est vrai, j’avais eu la chance, le privilège de pouvoir être loin et donc en sécurité, la chance d’avoir un endroit où attendre de voir comment les choses vont évoluer, à quoi va ressembler la riposte iranienne, mais que je choisirai quand même le risque de me jeter au milieu de volcan ? En écrivant ces lignes, et à part mettre cette décision sur le compte de la folie, je ne trouve aucune autre explication.
Partir en espérant pouvoir rentrer
À l’aéroport de Nice, un train, un taxi et quelques heures plus tard, donc, j’ai retrouvé des Libanais atteints des mêmes symptômes que moi. Tout le monde sur ce vol avait la peur au ventre, personne ou presque n’avait le cœur, la tête ou l’appétit pour ce plateau-repas de la Middle East, tout le monde savait qu’il s’exposait à un risque énorme en montant à bord de cet avion, tout le monde sursautait à la moindre turbulence, mais tout le monde avait choisi de rentrer. De France, de Corse, d’Italie, d’Espagne, on avait tous préféré se jeter au milieu de ce volcan qui s’appelle le Liban, juste pour être proche de la maison, et de ceux qu’on aime, plutôt que regarder tout cela brûler de loin. Le Liban allait au plus mal, le Liban nous manquait d’autant plus, et tout le monde nous semblait dépeuplé. On voulait rentrer à la maison, quitte à ce que la maison s’écroule sur nos têtes.
Beyrouth, le 1er août 2024. Moins de 48 heures après l’attaque israélienne sur la banlieue sud de Beyrouth, j’avais décidé de maintenir mes vacances et de partir à bord d’un vol Middle East maintenu, persuadé qu’une semaine plus tard, je réussirais à revenir. Là aussi, de ce côté brûlant de la frontière, tout le monde m’avait pris pour un fou. Debout entre les familles qui prenaient la fuite, des enfants qu’on avait arrachés à leur sommeil et dont on avait fait les bagages à contre-cœur, je recevais des flots de messages d’amis libanais. « Tu sais que tu pars et que tu ne risques de ne jamais revenir ? » « A-t-on idée d’aller en vacances dans cette situation ? » « Ça ne va pas la tête de ne voyager qu’avec une valise cabine, comme si tu étais persuadé que tu allais rentrer ? » « Tu prends la fuite parce que tu as appris quelque chose ? » Là encore, appelons cette condition la folie libanaise, j’étais parti la boule au ventre et la peur dans l’âme.
Mais avec, comme à chaque fois que je pars de Beyrouth, non pas le soulagement d’avoir fui l’enfer et sauvé ma peau, mais avec l’espoir fou que cette fois encore, je pourrai rentrer…
Comme je me reconnais dans ces mots. Je vis à l’étranger, poussé par les criminels qui ont fait de notre pays un enfer après les crises bancaires, les poubelles, l’explosion, etc.. mais je viens de renter et au bord de l’avion au trois quart vide j’éprouvais une joie immense comme si aller à contre-sens, envers et contre tout était une nécessité absolue pour être près de ses proches et de ses terres . Venir pour se defouler d’une façon inconsciente sur les plages ou les boites de nuit n’a jamais été ma tasse de thé, alors oui cette année est spéciale.
12 h 27, le 12 août 2024