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Nos Lecteurs ont la Parole

L’explosion du 4 août, ce crime au deuil impossible

Consécration de l’impunité, paralysie de l’enquête nationale, injonction criminelle de l’État libanais à l’oubli… Mais comment oublier la double explosion du 4 août 2020 ? Comment oublier les blessés physiques et psychiques du 4 août ? Est-il possible d’oublier que le pied amputé qui ne permet plus d’avancer, l’œil estropié qui réduit le champ visuel, le diabète survenu et la prise médicale contraignante qui s’ensuit, la paralysie complète qui entrave le corps et les êtres, les opérations chirurgicales successives, les dépenses médicales occasionnées, la réorganisation du fonctionnement de la personne et de la famille autour du handicap, sont dus à l’explosion du 4 août 2020 ? Comment oublier que la perte brutale d’êtres aimés est causée par les impacts tragiques de souffrance et de déshumanisation propres à l’explosion ? Comment s’abstraire à la douleur lancinante des parents marqués au fer rouge par la mort d’un enfant, tué par l’explosion, à ces maisons où les échos de son rire absent font mal ? Comment se soustraire aux personnes qui se retrouvent veuves malgré elles, ployées d’un coup sous le poids impitoyable de la responsabilité monoparentale, du fait de l’explosion ? Comment ne pas s’incliner devant ces enfants devenus orphelins de père ou de mère, confrontés brutalement au réel de la mort et désormais privés d’un accompagnement essentiel et vital à leur bon développement et à leur équilibre, à cause de l’explosion ? Comment ne pas relever toute la réorganisation et la redistribution des fonctions et des rôles au sein des familles, les brisures, les conséquences psychologiques et sociales engendrées ? Comment nous demander, à nous citoyen.ne.s, d’oublier que l’État libanais porte une responsabilité pénale et qu’ironiquement, les personnes inculpées dans l’explosion sont en poste aux plus hautes fonctions de l’État, qu’elles interfèrent et paralysent le système judiciaire, qu’elles continuent à violer notre droit à la vie et à la sécurité de nos personnes ?

Comment oublier, quand les silos qui se maintiennent, racontent l’histoire criminelle de l’explosion, quand les portes des appartements endommagés portent encore un numéro d’identification attribué par l’armée libanaise, quand les façades des immeubles retapés par le financement des organisations non gouvernementales nationales et internationales et les initiatives privées racontent que oui, ces immeubles ont été retapés suite à l’explosion et quand l’on entend que grâce à ces travaux, « les quartiers sont devenus plus beaux qu’avant » – « raje’ yet’ammar raje’ Lebnan » ? Comment ne pas relever alors, qu’au Liban, on rase les pierres et les débris, on répare les façades, on reconstruit, tandis que les lieux laissent filtrer des cris d’épouvante et d’agonie de personnes à qui l’on n’a pas rendu justice ? Comment oublier notre terreur au téléphone ? Comment oublier ? Comment oublier que, pour chacun.e de nous, il y a un avant et un après-4 août, que nos personnalités sont désormais altérées, que nos vies ont définitivement changé. Comment ne pas l’admettre ?

Le peuple libanais chacun selon son fonctionnement fait face aux insoutenables événements traumatiques successifs et à la violence d’État soit par un retrait social anxio-dépressif, soit par un refuge dans l’idéologie religieuse et politique, une soumission au culte du martyre et du sacrifice, soit par une compulsion frénétique à la vie, des sorties effrénées, de la danse jusqu’à pas d’heure, une sexualité compulsive, dispersée, etc. Certaines personnes qui tentent de s’opposer par l’engagement politique sont impunément menacées ou liquidées, d’autres lasses de continuer à lutter pour rien et de vivre continuellement sur la corde raide de la mort ont choisi de s’expatrier. Comment, dans ces conditions, ne pas être conscient d’un pays désormais dysfonctionnel, devenu fou de douleur et vide de ces habitants tués ou expatriés ?

En l’absence de vérité qui apporte de la lumière aux événements, en l’absence de justice rendue, les survivants et les familles de victimes sont incapables de « processualiser » leur deuil mis en suspens par la paralysie de l’enquête nationale et l’ajournement du procès. Épuisés, ils continuent à se battre, ont même recours à la violence pour se faire entendre. Ils sont intimidés et se font arrêter (à l’instar de la détention de William Noun, en janvier 2023). C’est comme si tout ce qui leur était autorisé était d’exhiber leur douleur, de la fétichiser, sans pour autant être en droit d’avoir un recours effectif à la juridiction nationale (comme le stipule l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) alors qu’ils ont été victimes d’actes qui ont porté atteinte à leur sécurité première et qui ont violé leurs droits humains fondamentaux. Petit à petit, ils se retrouvent de plus en plus isolés dans un pays où les citoyen.ne.s qui regorgent de vécus traumatiques devenus psychiquement insupportables sont fatigués de continuer à les écouter, d’entendre leur douleur, fatigués de les soutenir, fatigués de continuer à porter activement la cause.

De commémoration en commémoration, la justice pour les victimes de l’explosion du 4 août 2020 va-t-elle finir noyée ? Face à la politique de répression menée par l’État libanais, face à l’absence de réponse aux multiples lettres adressées au Conseil des droits de l’homme des Nations unies demandant l’adoption d’une résolution pour créer une commission d’enquête internationale permettant d’établir les faits, les survivants et les familles des victimes, laissés à eux-mêmes, gagnés par l’usure de leur propre tragédie et alourdis par le poids du quotidien vont-ils être en mesure de poursuivre une lutte intelligente, ciblée et non limitée, faute de choix, au recours à des cris de revendications qui sonnent creux et à une violence contre-productive ?

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Consécration de l’impunité, paralysie de l’enquête nationale, injonction criminelle de l’État libanais à l’oubli… Mais comment oublier la double explosion du 4 août 2020 ? Comment oublier les blessés physiques et psychiques du 4 août ? Est-il possible d’oublier que le pied amputé qui ne permet plus d’avancer, l’œil estropié qui réduit le champ visuel, le diabète...
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Comment oublier l’hôpital saint Georges des grec orthodoxes à Achrafieh

Eleni Caridopoulou

16 h 51, le 06 août 2024

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Commentaires (1)

  • Comment oublier l’hôpital saint Georges des grec orthodoxes à Achrafieh

    Eleni Caridopoulou

    16 h 51, le 06 août 2024

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