
Le moulin à eau de Fnaydik. Photo Ahmad el-Hajj
Chaque époque a ses propres outils et mémoires. Auparavant, différents objets utilisés par les humains ont disparu ou sont devenus moins utilisés, remplaçant les anciens outils par des technologies modernes qui ont suivi le développement industriel. Pourtant, des exceptions subsistent parmi ceux qui ont hérité des traditions industrielles de leurs grands-pères et ont refusé de les abandonner. Un exemple concret : le moulin à eau de Khaled Matar, situé sur la rivière d’Oustwane, entre les deux villages de Souwayseh et Mashha au Akkar. Ce moulin, fonctionnant sept mois par an, est utilisé pour moudre du maïs jaune et blanc. À noter que dans le passé, l’Oustwane prenait son nom du nombre de dix-neuf moulins qui s’y trouvaient le long de la rivière et qui utilisaient la technologie des roues cylindriques (oustwana en langue arabe). Concernant l’âge du moulin, Moustafa et Fidaa (propriétaires du moulin) confirment que sa construction remonte au début du XVIIIe siècle et tant que l’eau coulait dans la rivière, le moulin fonctionnait sans cesse. Les meules basaltiques, divisées en plusieurs parties, ont été amenées à dos de chameau de la ville d’Afarrine, poste-frontière entre la Syrie et la Turquie alors, les cylindres mobiles ont été fabriqués par les anciens forgerons de Tripoli. Quel est le secret de la survie de ce moulin et de son fonctionnement jusqu’à nos jours ? Et pourquoi comporte-t-il une roue horizontale et non pas verticale ?
Depuis l’Antiquité, les moulins à eau étaient créés pour répondre à des besoins spécifiques de la société, c’est-à-dire qu’ils évoluaient et étaient adaptés aux groupes sociaux qui les créaient. Pour cette raison, ils étaient considérés comme des témoins de la population humaine. Avec la création des villes, la demande de nourriture a augmenté, entraînant avec elle le besoin d’une culture intensive de blé et de moulins à farine. Ainsi, il était devenu urgent de passer de la meule manuelle à l’exploitation de l’énergie hydraulique. Au début, les moulins à eau étaient utilisés dans la civilisation pharaonique sur le Nil, dans la civilisation mésopotamienne sur les fleuves Tigre et Euphrate et sur les rivières intérieures telles que les roues hydrauliques de Hama sur l’Oronte. Quant à la région méditerranéenne, elle a été témoin de leurs utilisations au Ier siècle avant J.-C. Donc, le moulin a été considéré comme l’un des outils primitifs en pierre lourde et a été utilisé pour broyer les grains. Lorsque la meule tourne, elle passe sur les grains de blé, d’orge ou de maïs placés en dessous. Ces grains se brisent au fur et à mesure tant que la meule tourne dessus jusqu’à devenir une farine fine adaptée à la fabrication du pain ou à tout autre usage.
Il existait deux types de moulins à eau : verticaux et horizontaux. Le type vertical est plus efficace que l’horizontal suite à la manipulation des engrenages en contrôlant les forces hydrauliques exercées, mais nécessite un débit énorme et stable, ce qui n’existait pas dans les zones karstiques à fluctuation de débits spatio-temporels. L’adoption des moulins horizontaux a débuté au cours de la Renaissance espagnole avec les premiers dessins et rapports qui comprenaient une description détaillée des équipements inférieurs situés dans la salle humide et ceux supérieurs dans la salle de broyage. Le pionnier qui a expliqué ce sujet avec les moindres détails fut Francisco Lobato en 1576 dont les plans sont devenus un modèle applicable dans toutes les régions du monde. Actuellement, le type horizontal est en vigueur présent en Scandinavie, dans les Balkans et dans le Caucase. Il s’est développé à l’époque ottomane et s’est largement répandu dans toutes les régions en modifiant quelques paramètres. Puisque le Liban faisait partie de l’Empire ottoman, la présence de nombreuses rivières et sources convenait à ce type de moulins.
Les chambres dans un moulin à eau. Photo Ahmad el-Hajj
Le modèle typique consiste à acheminer l’eau d’un canal, de niveau plus haut, vers un réservoir pour stocker l’eau de sorte que le débit du canal corresponde à la capacité du réservoir, toujours plein, et à ses effluents qui font tourner la roue horizontale. Ces réservoirs sont souvent situés à côté des moulins pour augmenter la charge hydraulique, et la force résultante par la sortie de l’eau du bassin de stockage entraîne la roue à palettes, qui à son tour fait tourner la barre de transmission connectée à la meule supérieure. En bas du réservoir se trouve une sortie qui permet de contrôler la quantité d’eau et donc, la vitesse de rotation de la roue. La roue hydraulique est installée horizontalement au fond du moulin de sorte que l’extrémité inférieure de son axe vertical, en cuivre, tourne à l’intérieur d’une crapaudine en fer et d’une poutre de support en bois. L’extrémité supérieure de l’axe traverse un trou dans la meule inférieure stable et se connecte directement à la meule supérieure en rotation. La vitesse de rotation de la meule est similaire à celle de la roue hydraulique, et cette dernière est entraînée par l’eau descendante d’une hauteur d’un jet d’eau courante et constante.
Un aspect à souligner : le poids des meules et leurs dimensions doivent être pris en compte. De même, la surface de contact entre les meules est d’une grande importance pour la qualité de la farine obtenue. Un autre critère de base réside dans le nombre de tours que fait la roue mobile sur la roue fixe par minute. Il existe une particularité des moulins à roues horizontales qui réside dans la coïncidence entre les rotations de la roue hydraulique et celles de la roue mobile, ce qui signifie que chaque rotation de la roue hydraulique est accompagnée d’une rotation de la roue mobile (transmission directe) et ce qui compte, c’est la régularité. Comme données de références, j’ai constaté qu’il existe une relation entre le diamètre des meules, leurs poids, leurs tours par minute, ainsi que la qualité et la quantité du blé moulu. Les meules avaient deux dimensions : un diamètre de 1,6 mètre effectuant entre 48 et 61 tours/minute, contre des meules de 1,3 mètre effectuant 120 tours/minute. Plus le diamètre est petit, plus les tours par minute sont élevés et donc plus la qualité du pain est élevée d’où l’importance de monter ou abaisser le levier pour rapprocher ou éloigner les meules. En général, la production de 74 kg de farine par heure permet de produire 100 kg de pain.
En plus des références et des coupes bibliographiques, j’ai eu une idée très précise et détaillée de chaque élément du moulin, ainsi que ses dimensions. J’ai pu combiner des hypothèses sur son fonctionnement et l’ampleur de sa production en les reliant aux exemples des moulins visités. J’ai donc dessiné une coupe détaillée du moulin Matar qui est similaire à tous les moulins du Liban. Cependant, certains détails doivent être mentionnés comme les modifications ottomanes apportées aux moulins qui ont été combinées à leur expérience dans ce domaine. Par exemple, la pointe et la crapaudine en fer ont été remplacées par du cuivre ; la roue, la barre de transmission et l’anille en bois ont été remplacées par l’acier et la fusée en bois de chêne par du bois de platane incombustible.
Ces anciens moulins, dont beaucoup ne fonctionnent plus en raison de négligences et de destructions, nécessitent désormais une restauration archéologique. Lors de ma visite au Akkar avec mes étudiants de l’Université libanaise, le maire de Fnaydik, M. Samih Abdelhay, a adressé sa demande au ministère de la Culture, aux ONG et aux ambassades de prêter attention à ce patrimoine historique et social. Ce qui a exacerbé le problème, c’est que les meules du moulin du moukhtar Ali Asaad Ismail ont été volées.
La nécessité de restaurer les moulins est essentielle parce qu’ils portent la mémoire collective des villages. Est-ce qu’on vivra à une époque de robots où les humains seront absents de tous les domaines de travail et de production ? Ou le ministère de la Culture agira pour préserver l’histoire et le patrimoine en rénovant ce qui reste des moulins et en faisant des sites d’attraction touristique ?
Pr Ahmad EL-HAJJ
Conseiller hydrogéologue de l’ancien comité parlementaire des travaux publics, de l’énergie et de l’eau.
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