S’il y a des pages qui méritent d’être lues au bord de la mer, ce sont bien les premières de Tendre est la nuit (paru en 1934 aux éditions Scribner). On éprouve, avec la protagoniste Rosemary Hoyt, le frisson universel du début de l’été. L’enchantement de la toute première baignade. Aussi, un peu de l’embarras d’être la dernière arrivée, peau blanche parmi les teints hâlés, sur une plage aux groupes déjà constitués. Parmi eux, on repère celui auquel on aimerait appartenir : c’est à la fois le plus splendide et le plus énigmatique.
La plage dont il est question dans le quatrième roman de Francis Scott Fitzgerald (1896-1940) est située sur la Côte d’Azur en 1925. C’est là que se retrouvent les membres les plus éminents de la lost generation (génération perdue) américaine. Rosemary Hoyt n’est pas n’importe quelle ingénue : c’est une starlette montante du cinéma hollywoodien. Et la bande tapageuse qu’elle lorgne gravite autour de Dick Diver, psychiatre renommé, et de son épouse Nicole, héritière de la riche famille Warren.
Rosemary est jeune, belle, célèbre. Aussi ses souhaits ne tardent-ils pas à se voir exaucés : elle est admise au sein du très exclusif clan Diver. Après un premier dîner où elle déclare son amour à Dick, elle est emportée dans le tourbillon du « Jazz Age ». De la French Riviera à Paris, elle pose sur cette compagnie flamboyante et flambeuse un regard éternellement émerveillé.
À lui seul, ce regard admiratif aurait pu rendre le roman complaisant. D’autant plus qu’il s’agit d’un texte semi-autobiographique : Fitzgerald a modelé le couple Diver sur celui qu’il a formé avec sa femme Zelda. Mais il se serait également inspiré du couple Gerald et Sara Murphy, de richissimes rentiers américains vivant au cap d’Antibes. Les points de vue se succèdent et ils ne sont pas tendres envers les époux Diver : les ombres portées sur cette image du paradis se font de plus en plus menaçantes à mesure que le récit avance.
Crépuscule d’une ère, déclin d’un homme
Tendre est la nuit est loin d’être une célébration de la fête effrénée que furent les années folles, les Roaring Twenties. Loin, aussi, d’être un joyeux roman estival que l’on feuillette le cœur léger. À la fin de la première partie du livre, on quitte Rosemary, on remonte le temps et on traverse les Alpes pour découvrir la genèse du couple Diver. Dick et Nicole se sont rencontrés dans un sanatorium suisse. Lui, jeune médecin prometteur, elle, patiente diagnostiquée schizophrène. La fortune de la famille Warren permet d’étouffer le scandale de la maladie. Une fois rétablie, Nicole peut épouser ce jeune et beau psychiatre pour lequel elle avait nourri une obsession hallucinée, du temps de son internement. Les Warren espèrent que les soins continus du médecin-mari pourront endiguer de nouvelles poussées psychotiques. Une vie entière à arpenter l’Europe, de palace en palace, est-ce assez pour maintenir la folie éloignée ? C’est tout le contraire : l’hédonisme ne fait que laisser le champ libre aux vieux démons. La félicité du couple Diver est un château de sable que des courants souterrains menacent en permanence. Il s’écroulera avec une triste poésie.
C’est là que réside la beauté crépusculaire du chef-d’œuvre de Fitzgerald. Il y décortique la fin d’un mariage à la fois passionné et destructeur, où les rôles de l’amant, du sauveur et du bourreau s’entremêlent. Tendre est la nuit est aussi une chronique terriblement lucide de la fin d’une ère d’abondance, à la veille du krach boursier. Mais le roman est surtout bouleversant parce qu’il est le récit minutieux du déclin d’un homme par lui-même : Dick sait qu’il perd de ses forces et de sa superbe. Il est condamné à ressasser le souvenir de ce qu’il a été et qu’il ne sera jamais plus. Des années plus tard, Dick et Rosemary se retrouvent sur la plage de leur rencontre : ils peuvent mesurer le gouffre que le temps a creusé entre eux.
La prose magnifique de Fitzgerald livre une méditation shakespearienne sur la thématique de la déchéance. Et nous apprend qu’il est vain de chercher à fixer l’euphorie des étés et de la jeunesse, que les idoles les plus resplendissantes au soleil perdent leur éclat dans l’ombre. Tout cela fait de Tendre est la nuit une lecture particulièrement poignante sur ces plages qui continuent de vivre dans le souvenir d’un âge d’or à jamais révolu, d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Merveilleuse critique de ce livre extraordinaire
12 h 39, le 27 juin 2024