Le procureur général par intérim Jamal Hajjar a émis jeudi une décision ordonnant à la police judiciaire de s’abstenir de répondre à toute instruction de la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun. M. Hajjar a également ordonné à la police judiciaire, si elle reçoit une instruction de la part de celle-ci, de se référer au procureur général de permanence et de suivre ses instructions. Il a également réactivé les circulaires émises par son prédécesseur, Ghassan Oueidate, concernant la nécessité de soumettre à la supervision du parquet général près de la Cour de cassation dans toutes les affaires importantes, dont celles concernant les administrations publiques et les soupçons d’enrichissement illicite. Le même jour, M. Hajjar a publié une déclaration justifiant les mesures qu’il avait prises à l’encontre de la juge Aoun, qui contenait un certain nombre d’accusations graves à son encontre. Selon le texte de cette décision, elle avait engagé une « communication sur un ton inapproprié et inhabituel avec le président du Conseil supérieur de la magistrature et ses collègues » et « violait ouvertement les demandes qui lui avaient été dûment adressées par le procureur général par intérim » (c’est-à-dire lui-même), adoptant ainsi des comportements en dehors du protocole judiciaire et des principes régissant le travail des procureurs. Et il ne s’est pas arrêté là : accusant Ghada Aoun de recourir au « populisme, de s’écarter de la sobriété, de la neutralité et de l’obligation de discrétion liées à sa fonction, et de tenter de camoufler ses transgressions comme des actions servant à protéger les droits des déposants face aux violations de la part des banques, alors qu’il est devenu clair que les actions qu’elle entreprend visent à assurer des privilèges à quelques individus favorisés au détriment des fonds d’autres déposants ». La lettre conclut que ces comportements sapent les fondements de l’action des parquets généraux et qu’il incombe au procureur général de prendre les décisions et d’émettre les circulaires nécessaires pour « rétablir l’ordre ».
Continuité
La première chose que l’on constate, c’est que la décision semble être une copie conforme de déclarations et de décisions émanant d’autorités politiques ou judiciaires. À cet égard, il convient de rappeler la lettre du Premier ministre sortant Nagib Mikati de février 2023 demandant à la police judiciaire de ne plus recevoir d’instructions de la magistrate, considérant que la réponse ultérieure du parquet général près la Cour de cassation à cette mesure constitue une manière de rétablir « l’ordre public judiciaire » (une citation reprise dans la circulaire d’hier). Il convient également de rappeler la décision prise par Ghassan Oueidate, suite à l’annonce des poursuites engagées par la procureure contre Nagib Mikati pour enrichissement illicite, le chef du parquet ayant rapidement imposé une mesure empêchant la police judiciaire de recevoir la moindre instruction de sa part. Cela s’est répété dans la fameuse affaire Mecattaf en avril 2021. En témoigne l’affirmation de Jamal Hajjar selon laquelle les circulaires émises par son prédécesseur sont toujours en vigueur. À l’époque, Legal Agenda avait dénoncé ces circulaires comme volonté de M. Oueidate de s’accaparer la défense du droit public et donc la poursuite des crimes importants, allant au-delà des larges prérogatives dont il bénéficie en vertu de la loi de 2001, adoptée sous la pression du procureur général de l’époque, Adnan Adoum.
Excès de pouvoir
La deuxième chose à noter est que les mesures prises par le juge Hajjar dans l’exercice de sa hiérarchie ont en fait excédé ses pouvoirs légaux. En effet, si le procureur général près la Cour de cassation peut déposer une plainte contre tout membre du parquet auprès de l’Inspection judiciaire, il ne peut en aucun cas sanctionner ou suspendre personnellement l’un d’entre eux.
Or le juge Hajjar a non seulement puni Ghada Aoun en la privant de ses pouvoirs de donner des ordres et des instructions à la police judiciaire, mais il a également émis une attaque ad personam, le tout sans aucune autorité et en tout cas sans lui permettre d’exercer son droit à la défense. En effet, le juge Hajjar a attribué au juge Aoun une série de comportements, tels que le non-respect des principes de communication, le populisme, la déviation des principes de neutralité et de sobriété, et l’a même accusée de commettre le crime d’user de son influence pour servir les intérêts de quelques-uns. Cela est clairement visible dans les passages précités de sa déclaration et laisse entendre que cette manœuvre a non seulement pour but de justifier sa décision de la suspendre, mais peut-être surtout pour prévenir toute accusation selon laquelle cette suspension signifierait l’arrêt de la redevabilité dans les affaires financières et bancaires, dont la plus grave est l’affaire Optimum.
Cette affaire, portant sur des transactions suspectes présumées d’une valeur de 8 milliards de dollars, que seule Ghada Aoun s’est engagée à examiner (malgré le manque de coopération du gouverneur de la BDL), intéresse tous les Libanais et permettrait de récupérer l’équivalent d’une part non négligeable des dépôts perdus. Il est également important de noter que cette accusation de servir quelques-uns au détriment des autres déposants a été lancée à l’origine par l’Association des banques (ABL) contre les déposants qui ont fait valoir leurs droits devant des tribunaux à l’étranger ou dans le pays, ou même par le biais de nombreuses personnes cherchant à satisfaire le jugement lui-même.
D’autre part, le chef du parquet tente ainsi de s’octroyer le pouvoir de retirer des dossiers à n’importe quel procureur, ce qui n’est autorisé par aucun texte et est en totale contradiction avec les prérogatives des procureurs d’appel. À cette fin, il a utilisé ses compétences en matière de politique pénale pour retirer des dossiers aux procureurs d’appel quand il le souhaitait. Dans le cas de l’enquête sur Bank Audi, la magistrate avait demandé à M. Hajjar de lui fournir le dossier afin de donner ses directives, mais la correspondance publiée entre eux montre qu’il a conservé le dossier sans le rendre. Il semble également que la réaction de Aoun à son encontre, dont il se plaint dans sa circulaire, s’inscrive dans le contexte de son refus de se conformer à cette pratique de retrait des dossiers, en particulier en réponse à sa demande de lui fournir deux dossiers déposés devant le parquet du Mont-Liban contre la Fransabank et Marwan Kheireddine (PDG de al-Mawarid Bank).
Interprétation stricte et absurde
La troisième chose qu’il convient de noter en marge de cette décision, c’est la poursuite de la pratique consistant à interpréter l’article 751 du code de procédure civile pour les poursuites contre l’État en lui donnant pour effet de suspendre les enquêtes judiciaires malgré l’inactivité totale de l’assemblée générale de la Cour de cassation. C’est ce qui ressort clairement de la lettre qu’il lui a adressée le 7 mai et qui se lit comme suit : « Confirmation de la lettre précédente du procureur général n° 52/S/2023 datée du 28 février 2023, qui vous demande d’arrêter la progression des enquêtes dans tous les dossiers d’actions en responsabilité de l’État contre les actions de juges, jusqu’à ce que ces recours soient tranchés. »
En assumant cette interprétation stricte déjà adoptée par certains de ces prédécesseurs, et en pleine connaissance de ses conséquences absurdes dans le contexte de la paralysie des nominations de l’AG de la Cour de cassation, il permet de fait à tout défendeur de bloquer (presque en permanence) toute enquête contre lui, quelle qu’en soit l’importance. Cela a pour effet de priver le pouvoir judiciaire de tout rôle dans la résolution des litiges ou la protection des droits de l’État et du peuple, de porter atteinte aux droits fondamentaux garantis par la Constitution et de perpétuer un système d’impunité. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire du détournement de fonds de Riad Salamé, ainsi que dans l’affaire du port et dans un grand nombre d’affaires bancaires, comme nous l’avons mentionné à maintes reprises. C’est aussi ce qui a poussé la Coalition pour l’indépendance de la justice (CIJ) à appeler les magistrats à suivre l’exemple du juge d’instruction en charge du dossier de l’explosion du 4 août, Tarek Bitar, pour contourner cette arme (l’article 751) qui menace tout le système judiciaire et transforme le peuple libanais tout entier en un peuple de victimes. En optant pour la même stratégie que son prédécesseur, M. Hajjar a malheureusement fait le choix inverse et contribue à fortifier le mur de l’impunité sous le slogan du « rétablissement de l’ordre public ».
Par Nizar SAGHIEH.
Avocat, directeur de l’ONG Legal Agenda.
Ce texte a initialement été publié en arabe sur le site de Legal Agenda.
Ghada viancra ! Nul ne pourra viancre la justice !
18 h 22, le 09 juin 2024