C’est officiel. Le mécontentement qu’exprimait ces derniers temps le chef du parquet par intérim, Jamal Hajjar, face à l’insistance de Ghada Aoun, dont il est le supérieur hiérarchique, à poursuivre l’examen de dossiers financiers s’est concrétisé jeudi par une levée de sa mainmise sur toutes les affaires qu’elle traite. Ce qui équivaut en pratique à une mise à l’écart pure et simple de la procureure d’appel du Mont-Liban.
Jamal Hajjar, procureur près la Cour de cassation, a ainsi ordonné à la police judiciaire (Sécurité de l’État, Sûreté générale, Forces de sécurité intérieure, douanes…) de ne plus se conformer aux instructions de la juge Aoun. Concrètement, la procureure ne peut plus notifier de convocations, de mandats de recherche, ni tout autre document dans les affaires qu’elle détient, ce qui aura un impact considérable sur sa capacité à finaliser ses investigations.M. Hajjar a pris cette mesure après qu’il a récemment enjoint à Ghada Aoun de lui faire parvenir certains dossiers, notamment ceux liés au domaine bancaire. La procureure s’était contentée de lui envoyer le dossier de Bank Audi, alors qu’elle poursuit également d’autres affaires liées à des opérations financières présumées suspectes.
Dans une circulaire qu’il a intitulée « Régulation du fonctionnement du parquet d’appel du Mont-Liban », M. Hajjar a demandé aux différents services sécuritaires de « ne plus réceptionner les instructions » de la juge Aoun et de « traiter avec l’avocat général près le parquet d’appel du Mont-Liban (...) ainsi qu’avec le procureur de cassation lorsqu’il s’agit de crimes importants ».
Un magistrat du parquet du Mont-Liban affirme à L’Orient-Le Jour que le nombre des avocats généraux au sein de ce parquet s’élève à onze. « Chaque jour, un avocat général assure une permanence », indique-t-il, soulignant que « ce sera désormais à lui de prendre les mesures liées aux procédures devant la police judiciaire ». Selon ce magistrat, la juge Aoun continuera toutefois de remplir ses fonctions administratives, comme par exemple émettre un avis sur une décision que prendrait un juge d’instruction concernant un dossier qu’elle traite.
« Un parquet à son propre compte »
Une source proche du parquet de cassation justifie, quant à elle, la mesure de M. Hajjar en notant qu’« il est devenu intolérable que chaque procureur d’appel ouvre un parquet à son propre compte ».
La circulaire adressée aux services sécuritaires a été accompagnée d’un communiqué dans lequel le chef du parquet accuse Mme Aoun d’« avoir rejeté de manière flagrante les demandes » qu’il lui avait adressées « sur base de pouvoirs légaux ». Il a également dénoncé « des propos inappropriés et inusités contre le président du Conseil supérieur de la magistrature (Souheil Abboud) et d’autres confrères ». Interrogée sur ce dernier point, la source proche du parquet de cassation affirme que « dans sa réponse au courrier que lui avait fait parvenir le juge Hajjar, Ghada Aoun lui avait martelé qu’elle ne tiendra compte des actions en responsabilité de l’État intentées contre elle par des responsables bancaires que si Souheil Abboud prend également en compte un recours similaire qu’elle a porté contre lui ». Mme Aoun avait présenté ce recours pour empêcher M. Abboud de statuer en appel, en tant que président du Conseil supérieur de discipline des magistrats, sur une décision du conseil disciplinaire de première instance de la destituer de ses fonctions. Selon la loi, le simple dépôt d’une action en responsabilité de l’État auprès du greffe de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a pour effet d’ôter la mainmise exercée par le juge concerné sur le dossier traité.
Dans sa même réponse, Ghada Aoun avait invité Jamal Hajjar à montrer tout autant ses muscles face au procureur près la cour d’appel du Liban-Sud, Rahif Ramadan, indique la source précitée. Une allusion au fait que ce dernier tire sa force de sa proximité du tout-puissant tandem chiite Amal-Hezbollah, alors qu’elle-même n’est affiliée qu’au camp aouniste, lequel n’est plus aussi puissant depuis l’expiration du mandat de l’ancien président de la République Michel Aoun.
La riposte de la procureure d’appel a poussé le juge Hajjar à juger dans son communiqué publié jeudi que le comportement de cette dernière « est contraire aux principes judiciaires qui régissent le travail du ministère public ». Se référant implicitement au goût avéré de la magistrate pour une forme de justice-spectacle, il l’accuse d’« user de populisme » et de « dissimuler, sous couvert de protéger les droits des déposants, des mesures visant à garantir des privilèges à une minorité au détriment des comptes d’autres déposants ».
En réaction à la levée de sa mainmise sur ses dossiers, Ghada Aoun a publié un communiqué dans lequel elle a affirmé que le juge Hajjar a rendu une décision « nulle et contraire à la loi », « Il n’a pas le pouvoir de me faire arrêter de travailler », a-t-elle ajouté, soulignant qu’une telle décision « relève de la compétence exclusive du ministre de la Justice, sur base d’une demande de l’Inspection judiciaire ». « J’exhorte le ministre à intervenir pour mettre fin aux transgressions qui entravent le cours de la justice, face à une procureure d’appel qui remplit ses fonctions en toute sincérité et honnêteté », a-t-elle poursuivi, révélant qu’elle compte présenter lundi un recours devant le Conseil d’État.
Pour sa part, le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, a affirmé dans une déclaration que la levée de la mainmise d’un procureur « revient au Conseil de discipline ». « Les magistrats qui poursuivent les corrompus et ceux qui ont volé l’argent des déposants sont poursuivis au lieu d’être récompensés », a-t-il regretté, faisant valoir que « le crime de la procureure d’appel du Mont-Liban a été d’oser ouvrir des dossiers que d’autres n’osaient pas examiner ». « Où est l’audit juricomptable ? Où est le dossier Optimum ? Ou est (l’ex-gouverneur de la Banque du Liban) Riad Salamé, poursuivi à l’international, alors qu’il est protégé au sein de ce pouvoir ? », s’est-il interrogé.
Le mur de l’impunité
Interrogé par L’OLJ, Nizar Saghiyé, avocat et directeur de l’Agenda légal, affirme que « la loi donne au chef du parquet le pouvoir de prendre des mesures administratives contre la juge et de la déférer devant l’Inspection judiciaire, en prélude d’une procédure devant le conseil de discipline, à qui il revient, le cas échéant, d’émettre des sanctions ». « Or la mesure adoptée en l’espèce prend elle-même l’allure d’un jugement et d’une condamnation », déplore-t-il.
Selon M. Saghiyé, le problème de ce « dépassement de pouvoir » réside dans le fait que « le poste de procureur près la Cour de cassation dépend étroitement du pouvoir politique ». « Même un magistrat qui n’a pas tendance à abuser de ses prérogatives est souvent amené à le faire à cause du système », note-t-il.
Pour M. Saghiyé, Ghada Aoun aurait dépassé ce que la classe dirigeante considère comme « une ligne rouge, en l’occurrence l’affaire de la société financière Optimum Invest, qui serait impliquée, selon le cabinet d’audit juricomptable international Kroll, dans une affaire de commissions s’élevant à 8 milliards de dollars ». Et l’avocat d’observer que « chaque fois qu’un chef du parquet voit dépasser une ligne rouge, il intervient en force ». « L’ancien procureur Ghassan Oueidate avait pris des mesures similaires contre le juge d’instruction près la cour de justice Tarek Bitar dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth », rappelle-t-il à cet égard.
« En somme, le pouvoir politico-judiciaire ne veut pas de reddition de comptes », résume Me Saghiyé, estimant que « lorsque la justice ne lui convient pas, il l’arrête, élevant encore plus le mur de l’impunité ».
Palais de l’injustice. Protection de la corruption quoi qu’il en coûte. Est-ce que ces juges criminels se rendent compte qu’ils se rendent plus coupables devant Dieu que ceux qu’ils protègent ?? Qu’en disent nos prélats ?
21 h 45, le 13 juin 2024