Critiques littéraires Récits

Stéphanie Dujols, la tendre passeuse

Stéphanie Dujols, la tendre passeuse

S’il fallait attribuer un qualificatif à Stéphanie Dujols, ce serait celui de passeuse. Cette traductrice et interprète honore son métier par sa capacité à restituer dans la langue française, parfois en mieux, des trésors de la littérature arabe. Nous lui devons entre autres la magnifique traduction du dernier roman de Jabbour Douaihy Il y avait du poison dans l’air, celle du roman carcéral de Moustafa Khalifé La Coquille ou encore Un détail mineur de l’écrivaine palestinienne Adania Chibli.

Résidant aujourd’hui en Égypte, Dujols a passé une dizaine d’années en Palestine, à Gaza et en Cisjordanie, où elle a été interprète pour des organisations humanitaires, professeure de yoga et également enseignante de français.

Mais Stéphanie Dujols ne se contente pas de de nous ouvrir à des œuvres d’auteurs arabes. Elle publie également aujourd’hui, un carnet chez actes sud dans la collection « Un endroit où aller » qui coïncide avec une actualité déchirante où nous assistons avec impuissance à un génocide de la population de Gaza commis par Israël.

L’urgence du témoignage

Ses notes prises entre 1998 et 2019 auraient pu constituer un simple journal personnel que tout un chacun écrirait en visite d’une contrée étrangère. Elle a choisi toutefois de nous les livrer et de les partager comme une invitation à devenir témoins, comme elle, de la beauté et de la tragédie de ce pays morcelé qu’est la Palestine. Pour nous autres, Palestiniens et Arabes qui n’auront probablement jamais la possibilité d’y mettre les pieds, cette fenêtre ouverte nous rattache à une histoire et une mémoire que chacun de nous essaie de préserver à sa façon.

On perçoit dans le récit que Stéphanie Dujols rédige, une urgence à consigner à la fois des scènes quotidiennes de l’occupation, mais surtout des paysages et des personnages (témoins de la Palestine historique) voués à une disparition annoncée.

Dans un style littéraire épuré empreint de retenue et de concision, néanmoins puissant, elle égrène des souvenirs des paysages en Cisjordanie qu’elle décrit comme « une portion de terre oblongue où les collines ondulent comme des tresses épaisses et un peu déliées de petites villageoises ». Des paysages qu’elle parcoure des années plus tard pour y retrouver avec des amis, la sensation du lieu, des espaces qui s’étendent à perte de vue et leur lumière particulière. Elle se souvient des vieilles bâtisses traditionnelles en pierre épaisse à Ramallah où elle a vécu sous l’œil bienveillant de ses voisins et voisines. Elle se souvient aussi d’une conversation avec le vieux berger coiffé du keffieh qui, en allant faire paître ses moutons, montait souvent chez elle s’abreuver et lui raconter les estives aux confins d’une vallée de Cisjordanie, près de Jénine ou Tulkarem. Puis, de sa visite à l’ouest de Naplouse au printemps 2008 et ses retrouvailles à la fin de l’été, dix années plus tard, avec Abou B., ce paysan sur lequel le temps n’a pas eu de prise. Il lui avait appris qu’en Palestine, chaque parcelle, aussi fragmentaire, aussi minuscule soit-elle, avait un nom lié à la singularité du terrain ou à un événement s’y étant déroulé, et que chaque nom aussi poétique ou anecdotique soit-il, était inscrit à la lettre sur les plans cadastraux depuis les Ottomans. Elle consigne ainsi une centaine de petits noms de la terre qui constituent tout un « monde sinueux autour des villages ».

« Regarde mon corps, c’est comme la Palestine » 

Dans ses textes courts et datés, Stéphanie Dujols raconte aussi la dure réalité de l’occupation, les incursions de l’armée israélienne dans les maisons palestiniennes, leur destruction, les tirs et les arrestations arbitraires des jeunes depuis la seconde intifada. L’un d’entre-eux lui dira un jour : « Regarde mon corps, c’est comme la Palestine. » Des corps blessés, amputés, entravés et privés de liberté dont l’incarnation la plus frappante reste l’expérience des check-points. Au barrage de Qalandia, à la sortie sud de Ramallah, « je me souviens de la honte de celui sur lequel la cage se refermait, (…) je me souviens d’un aveugle figé dans la cage au tourniquet avec sa canne, je me souviens d’un homme voulant consoler un autre qui écumait à l’intérieur de la cage : dedans ou dehors, tu sais c’est bien toujours une prison ».

Dans une écriture sensible et délicate, poétique et politique, Stéphanie décrit un pays morcelé aux espaces fragiles avec une attention portée aux détails quotidiens, aux petits gestes et aux non-dits. Elle raconte ce peuple fier, des hommes et des femmes dont la résilience-résistance force le respect et réitère inlassablement leur attachement à leur terre, ses figuiers, sa vigne, ses oliviers, ses néfliers, ses amandiers en fleurs, ses abricotiers, son thym et à leur dignité.

Les Espaces sont fragiles. Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019 de Stéphanie Dujols, Actes Sud, 2024, 112 p.

S’il fallait attribuer un qualificatif à Stéphanie Dujols, ce serait celui de passeuse. Cette traductrice et interprète honore son métier par sa capacité à restituer dans la langue française, parfois en mieux, des trésors de la littérature arabe. Nous lui devons entre autres la magnifique traduction du dernier roman de Jabbour Douaihy Il y avait du poison dans l’air, celle du roman...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut