Il est des expositions si bienfaisantes au moral, en ces temps de fureur et de sang, qu’elles devraient être prescrites par les médecins. Celle d’Élie-Philippe Schehadé en est une. À peine franchit-on le seuil de l’espace en béton brut de Naïla Kettaneh-Kunigk à Mar Mikhaël que l’on est happé par l’éclatante luminosité des grandes peintures à l’acrylique qu’il présente sous l’intitulé « Mare Nostrum ». Ce bleu turquoise qui envahit l’ensemble des toiles, traversé de blanc, d’ocre et de rose, vous emporte illico sur les rivages euphoriques des impressions de vacances.
Et pour cause, c’est un certain bonheur de vivre sur fond d’horizon marin que met en scène ce peintre au regard malicieux, dont le pinceau joue allègrement, au moyen des personnages qu’il représente entre style naïf et silhouettes de bédé, le narrateur de fragments de vies insouciantes en bord de mer.
D’un crawl en pleins flots à une virée de potes en voilier, en passant par une discussion de baigneurs, un savoureux moment de drague sur la plage, des jeux d’adolescents dans les vagues ou encore des scènes de pêche au large de Beyrouth… Cette nouvelle série de tableaux d’Élie-Philippe Schehadé offre une rafraîchissante plongée dans un univers aux plaisirs simples et à la palette de couleurs radieuses.
Les modernes vs les anciens
Un virage à 180 degrés pour cet artiste resté jusque-là attaché à une peinture académique dans la lignée des grandes œuvres classiques. Et qui, dans cette cuvée 2024, a partiellement abandonné ses paysages à l’ancienne, ses peintures baroques de vestiges historiques et ses grandes marines à l’aquarelle, pour aller vers une approche bien plus épurée et contemporaine des formes, des paysages et des personnages.
« Il m’a fallu beaucoup de temps pour oublier autant que possible toutes les formes d’académisme qui m’ont été inculquées dans ma jeunesse », confie au critique d’art français Henri-Jean Collerais – qui signe le texte d’introduction à cette exposition –, cet artiste fils du sérail, dont le père n’est autre que le grand poète et dramaturge Georges Schehadé et la mère Brigitte Schehadé, l’une des premières galeristes au Liban, sinon la première.
Mais comme on ne se refait pas totalement, Élie-Philippe Schehadé – que certains connaissent sous le surnom de Pony que lui avait affectueusement attribué son célèbre père – a inclus aussi, dans cette même « cuvée de l’année », une série d’aquarelles plus petites traitées dans sa veine habituelle. Présentées dans une salle adjacente, ces œuvres aux tonalités sépia font un clin d’œil aux très grandes acryliques modernes en offrant plus ou moins les mêmes vues côtières de Beyrouth, celles de Aïn el-Mreissé notamment, mais telles qu’elles étaient au tout début du siècle dernier. Comme un avant/après révélateur du changement du paysage de ce pays intrinsèquement ouvert sur l’horizon marin.
Mais que vous fassiez partie des « modernes » ou des « anciens », la visite de cette exposition, qui porte bien son nom, ne manquera pas de vous plaire. Ne serait-ce que par sa faculté à vous téléporter dans les temps heureux, qu’ils soient ceux des époques passées ou dans une projection, plus actuelle, d’une vie en bleu… Comme un pied de nez à toutes les noires menaces qui entourent notre Mare Nostrum.
« Mare Nostrum », d’Élie-Philippe Schehadé à la galerie Tanit de Beyrouth, Mar Mikhaël, jusqu’au 17 juin.