Portraits

Paul Auster, le hasard et la nécessité

Paul Auster, le hasard et la nécessité

© Todd Heisler


«Tout le monde le croyait mort. » Comme dans tant d’autres romans de l’œuvre prolifique de Paul Auster, disparu le 30 avril dernier, Le Livre des illusions (2002) démarre sur un malentendu. Hector Mann, cet acteur du cinéma muet, disparu depuis des décennies, était en fait bien vivant. Il suffisait juste pour David Zimmer, le narrateur, d’aller le chercher et, ce faisant, de sortir de son propre esseulement.

Mettre de son côté le hasard comme faisant partie intégrante du quotidien, faire de l’imprévu un des rouages de toute mécanique en apparence bien huilée, c’est en fait se mettre du côté de la vie. Il n’y a pas de fortuité, semble dire Auster, mais uniquement des personnages disponibles, une Musique du hasard (1990) qui mène Nash sur les routes au gré des rencontres et des coïncidences. Et parce qu’on est régulièrement aux confins de l’absurdie, le cadre est souvent ludique, et même parfois cocasse, comme une alternative à l’inéluctabilité des choses. Auster, qui a traduit Mallarmé sait bien qu’« un coup de dés jamais n’abolira le hasard », il oscille alors en continu, et dans une incomparable légèreté, entre des situations où tout est décidé et d’autres où tout peut advenir. Dans Cité de verre (1985), la première partie de l’extraordinaire Trilogie new-yorkaise, Daniel Quinn est cet auteur de polars pris par erreur pour un détective du nom de… Paul Auster. Les personnages se multiplient alors comme autant de couches de lectures dans une écriture labyrinthique et presque métaphysique qui, dans le même mouvement, détricote les structures narratives classiques, ici celles du roman policier, ailleurs celles de la biographie (dans le monumental 4321 paru en 2017), pour mieux y revenir.

Ou bien… ou bien. Si l’œuvre regorge d’autant de doubles, c’est que chaque situation est le fruit de plusieurs possibilités, chaque édifice le fruit de plusieurs aléas, dans une construction narrative d’une minutie souvent jubilatoire. Si penser, c’est déjà se dédoubler, c’est déjà être deux, l’écriture devient alors une métaphore de l’activité de penser. « Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde », Auster aura souvent cité cet aphorisme circulaire, écrit quand il avait vingt ans. C’est la rencontre de deux géographies, l’une intérieure, l’autre extérieure, comme autant de pistes et d’allers-retours entre la fantaisie et la réalité, à la manière de la figure tutélaire de Cervantès, sans véritable résolution que celle donnée aux choix et aux décisions du lecteur.

Et c’est bien finalement le lecteur qui est au centre de cette œuvre, Auster ne fait que garder les yeux ouverts pour lui, à l’affût des petits détails de la vie ordinaire, de la beauté cachée des choses, dans une délicatesse telle que l’auteur devient presque le biographe de ses propres personnages. En laissant parler sa petite voix intérieure, il établit une passerelle avec l’intériorité du lecteur. Écrire est sans doute l’exercice de la liberté ultime. Mais lire aussi. Dans Le Carnet rouge (1993) puis Pourquoi écrire ? (1996), Auster détaille cette mécanique du livre, le produit d’un auteur et d’un lecteur qui, au fil des pages, se rencontrent. Voilà peut-être d’ailleurs le seul endroit où ce niveau d’intimité est atteint entre deux personnes par ailleurs étrangères, voire totalement étrangères, l’une à l’autre. Pour que cette rencontre ait lieu, il faut cependant un grand auteur, qui ait le pouvoir de la clarté, de la phrase précise et allégée, propulsée de l’avant, avec le moins de superflu et d’adverbes. « L’écriture comme une forme de danse », comme le prolongement du travail poétique, comme ces longues marches qu’Auster aimait tant, et qui aident tant à réfléchir, mais des marches aléatoires plus proches de l’errance. Et son New York, surtout du côté de Brooklyn, se prêtait magnifiquement à ces imprévus, à cette prédisposition à être vivant parmi les vivants : tout grouille dans les films Smoke et Blue in the Face (1995), et la ville devient un personnage à part entière.

Mais tout part d’une perte et il manque souvent quelqu’un, ici un père (dans son tout premier livre autobiographique, L’Invention de la solitude, écrit en 1982), là une femme, ou un amant, ou des enfants, ou encore un frère dans un des ses plus beaux livres, Le Voyage d’Anna Blume (1987), au titre original autrement vertigineux : In the Country of Last Things. La mort est omniprésente, la regarder en face permet de mieux voir l’évanescence des choses mais aussi leur beauté. Que dans sa vie privée, Auster ait formé un couple aussi uni, lumineux et généreux avec Siri Hustvedt, un couple de découvertes et de partage avec les autres, rend sa démarche littéraire d’autant plus précieuse. Relire à cet égard son Baumgartner (2023), qui ne parle que du couple, de ceux qui partent et de ceux qui restent, est d’autant plus poignant. Et pour un jeune lecteur, découvrir Paul Auster au tournant des années 90, alors que son œuvre commençait à peine à se faire, donnait d’emblée l’impression d’un compagnonnage qui ne s’était plus démenti depuis, et qui laisse aujourd’hui l’impression à peine croyable d’avoir perdu un ami.


«Tout le monde le croyait mort. » Comme dans tant d’autres romans de l’œuvre prolifique de Paul Auster, disparu le 30 avril dernier, Le Livre des illusions (2002) démarre sur un malentendu. Hector Mann, cet acteur du cinéma muet, disparu depuis des décennies, était en fait bien vivant. Il suffisait juste pour David Zimmer, le narrateur, d’aller le chercher et, ce faisant, de sortir...
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