Intervieweur de tous les grands romanciers de la seconde partie du XXe siècle, Bernard Pivot les réunissait toujours à 4 ou 5 dans des échanges et des débats passionnants, menés avec la décontraction et l’humour du maestro du questionnement qu’il était. Une verve bienveillante et passionnée qui faisait de ses émissions – auxquelles il conviait également de jeunes écrivains de talent – des rendez-vous incontournables pour une large frange de téléspectateurs.
Le grand prêtre cathodique de la lecture en France
De Bernard Pivot, décédé au lendemain de son 89e anniversaire, beaucoup garderont le souvenir d’un homme assis, entouré d’un cercle d’auteurs, ses lunettes de vue dans une main, un livre ouvert dans l’autre, plongé dans la recherche d’un mot, d’une phrase, d’un paragraphe à donner à entendre, à méditer, mais aussi à discuter avec la passion et le verbe parfois haut, mais toujours élégant, des gens de bonne compagnie.
Et cela, bien qu’il ait pu se glisser dans certaines de ses émissions quelques invités plus controversés. À l’instar du sulfureux Gabriel Matzneff, un auteur connu pour ses textes et actes pédophiles qu’il affichait ouvertement chez Pivot sans soulever aucune réaction de la part de ce dernier. Interrogé sur cet épisode, lors de la sortie il y a deux ans du roman Le Consentement de Vanessa Springora – qui fut l’une des jeunes victimes du prédateur sexuel aujourd’hui accusé de viols sur mineurs –, le chroniqueur littéraire exprimera ses regrets de n’avoir pas eu « les mots qu’il fallait ». « Il m’aurait fallu beaucoup de lucidité et une grande force de caractère pour me soustraire aux dérives d’une liberté dont s’accommodaient tout autant mes confrères de la presse écrite et des radios », justifiera-t-il, néanmoins, dans un texte adressé au Journal du Dimanche (JDD).
Une dictée au Grand Sérail…
S’il représentait aux yeux de beaucoup de téléspectateurs le grand prêtre cathodique de la lecture en France, Bernard Pivot était aussi un serviteur zélé de la langue française qu’il chérissait et célébrait par l’écrit à travers ses chroniques littéraires dans la presse : au Figaro, d’abord, puis au JDD et dans le Magazine Lire dont il fut le fondateur dans les années 1970.
Cette langue dont il portait aux nues toutes les belles plumes qui pouvaient la servir, qu’elles soient celles d’hommes politiques comme, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand et Robert Badinter, ou d’artistes, à l’instar de Serge Gainsbourg, Jean-Luc Godard ou Georges Brassens… Il avait réussi l’exploit de faire de son orthographe compliquée un exercice ludique, émulateur et d’une grande popularité.
Rendre la dictée attractive n’était pas le moindre des accomplissements de ce Pivot des lettres françaises. Et, à l’instar de ses émissions culturelles suivies partout dans le monde francophone, ses Dicos d’or, ce championnat d’orthographe, diffusé à la télévision qu’il avait lancé en 1985, avait également débordé les frontières de l’Hexagone, l’amenant entre autres à Beyrouth au début des années 2000.
Il était ainsi venu quatre années consécutives, de 2001 à 2004, pour y donner personnellement la dictée aux concurrents sélectionnés aux éliminatoires de la compétition d’orthographe organisée par Le Monde édition Proche-Orient et la Banque Libano-Française. Il y avait aussi fait d’autres dictées à un public « hors concours », sans doute plus motivé par la curiosité de le rencontrer que par la joie de vaincre les pièges de l’orthographe française.
Beaucoup de Libanais se souviendront de « Monsieur Pivot » dictant un texte à l’orthographe coriace à des rangées d’adultes redevenus des élèves appliqués le temps d’une compétition au Grand Sérail (de 2001 à 2003) et au MusicHall en 2004.
Beaucoup de Libanais garderont aussi le souvenir de deux émissions particulières au Liban. La première remonte au 22 septembre 1989. Pivot y reçoit sur son plateau d’Apostrophes à Paris notre ancien collaborateur Joseph Saadé qui y confesse ses crimes de guerre à l’occasion de la sortie aux éditions Calmann-Lévy de son livre Victime ou bourreau.
Une invitation qui lui vaudra les critiques d’une partie de la presse hexagonale horrifiée qu’il ait pu tendre le micro à l’homme, qui, pour venger l’assassinat à quelques mois d’intervalle de ses deux garçons de 20 et 22 ans par des combattants palestiniens, sera à l’origine du fameux massacre du « Samedi noir » en 1975 au Liban. Dans un article paru dans le Nouvel Observateur et intitulé « Du sang qui rapporte », Josette Alia lui reprochera ainsi d’avoir voulu « pimenter le menu d’un vendredi soir d’Apostrophes avec le témoignage d’un massacreur qui a contribué à déclencher dans son pays l’engrenage du fanatisme ».
De cette émission controversée, dont les images vidéo sont toujours disponibles sur le web, se dégage cependant cette infinie curiosité de Pivot envers l’humain qui le portait à interroger profondément ses interlocuteurs. En les contrecarrant parfois, en leur faisant des reproches, en émettant des réserves sur leurs paroles, mais sans jamais faire preuve d’agressivité et d’arrogance à leur égard.
… et un « Bouillon de culture » au musée Sursock
Au printemps 1994, comme s’il voulait effacer l’impact négatif qu’aura laissé sur certains esprits son Apostrophes de 1989, Bernard Pivot consacrera l’intégralité d’un Bouillon de culture au Liban. Pour cette émission spéciale, il installera son plateau sur l’esplanade du musée Sursock à Beyrouth pour y recevoir, entre autres participants, Amin Maalouf et l’ancien ministre de la Culture et PDG de L’Orient-Le Jour Michel Eddé.
En 2012, Bernard Pivot reviendra au pays du Cèdre en tant que membre de l’Académie Goncourt pour annoncer depuis le Salon du livre de Beyrouth (et malgré la situation délétère d’une capitale libanaise soumise à des attentats) la troisième sélection de la 20e édition du Prix Goncourt. Ce prix, qu’il présidera par la suite de 2013 à 2019, lui qui se montrait d’une infinie modestie avec les écrivains dont il n’a jamais admis faire véritablement partie. Et cela malgré les nombreux ouvrages qu’il a publiés, dans lesquels il partageait sa passion pour la langue française, à l’instar de son livre d’entretiens avec Pierre Nora, Le métier de lire (Folio Gallimard) et d’autres opus, comme 100 mots à sauver, ou encore son dernier aux accents biographiques intitulé… Mais la vie continue (publié chez Albin Michel en 2021). Et dans lequel, celui qui confessait avoir souffert de « rhumes psychosomatiques » lors des grandes interviews, abordait le sujet du grand âge avec humour et sérénité. Laissant ainsi, comme en un testament, l’image publique d’un amateur enthousiaste de livres, de foot et de bon vin, calfeutrant l’angoisse de l’éternel « journaliste perfectionniste » et le « trac du lecteur admiratif » qu’il était resté, en réalité, jusqu’au bout.
Reposez en paix Monsieur pivot. Vous êtes enfin débarrassé de tous les niais de ce monde qui trouve toujours une occasion pour briller par leur infamie et leur manque de décence.
13 h 47, le 11 mai 2024