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Nos Lecteurs ont la Parole

Anesthésie et amnésie

Une expérience première est toujours à raconter, elle demeure intense et étrange aux yeux de ceux qui la subissent, surtout s’ils sont encore enfants ou s’ils ont l’âme des poètes : une intervention chirurgicale, rien de plus banal. Mais pas pour eux. Ils n’arrivent pas à oublier ce qu’on les a forcés pourtant à oublier. Pas d’amnésie, malgré l’anesthésie.

L’expérience commence dans le silence de l’attente, dans une chambre donnant sur une belle vue d’arbres et de briques qui acheminent vers un massif de béton puis vers un infini d’horizon bleu. Une pause paisible qui me fait penser à mon beau pays et à tous ses gouvernants mafieux qui ont emmuré Beyrouth et condamné la majorité de la population à ce qu’elle n’ait accès ni à la vue, ni à la beauté, ni même aux soins médicaux. J’attends, et j’attends la médecin pour lui poser des questions, mais comme dans les grands ballets, la ballerine principale n’apparaît qu’à la fin de l’acte ; et on assiste avant, pendant une bonne heure même, aux nombreuses démonstrations de solistes, en l’occurrence, l’infirmière. Le moment fatidique est enfin arrivé ! Non, c’est encore l’infirmière Minos qui m’aide à embarquer. Je m’approche de la petite salle d’opération ; enfin, je pourrai rassasier ma curieuse soif scientifique grâce aux explications de la médecin.

En entrant enfin, je me trouve face à trois femmes ; l’imagination y voit Les Trois Parques, fileuses de mon destin pour l’heure à venir, la beauté y voit Les Trois Grâces, l’humour noir y voit Les Trois Ombres de Rodin à l’entrée de L’Enfer de Dante avec leur fameuse devise…, la réalité voit la médecin, l’anesthésiste et l’infirmière.

L’expérience m’intrigue et j’ai hâte d’assister à la scène ; tubes, fils, médicaments, le toucher est éveillé et se prépare à la sédation, la peau y voit les trois gouvernantes de l’opéra Iolanta berçant la princesse aveugle. Et, en effet, aveuglement fut ! Le moment tant attendu, la scène, la vedette…, hélas, rien. Néant. Perte de conscience.

Ellipse.

J’entends l’infirmière crier mon nom pour me réveiller. Chirurgie terminée. Sa voix criant mon nom me déchire d’un endroit chaud et lumineux. J’étais aveugle, mais je voyais un infini de lumière. Son cri me fait chuter, je renais de ce coma provoqué appelé anesthésie. Je tremble intensément tellement j’ai froid, la naissance d’un bébé qui était à l’aise ailleurs... Je suis dans une réalité tellement froide que le premier et seul nom que je sollicite est celui de la médecin… qui était déjà partie. Je me réveille plus tard sous deux draps d’hôpital. La belle vue est là, je suis de retour au point de départ. Le spectacle s’est terminé sans que j’y assiste. Ce retour m’a fait mal à cause de l’amnésie. Je ne peux même pas savoir ce qui s’est passé. Le moment tant attendu a été éradiqué de mon expérience, de mon récit. Ma curiosité n’a pas été rassasiée. Aucune douleur physique au départ au point de me demander si la chirurgie a eu lieu, mais la cicatrice était là avec une substance orange (de la povidone iodée, pour les scientifiquement curieux). La seule preuve. Que s’est-il passé ? Je n’ai pas mal, mais l’amnésie me dérange.

Le résultat d’une expérience similaire me frappe soudain : je n’ai pas eu mal le 4 août quand la vitrine a giflé mon épaule et m’a blessé le bras. De même, que s’est-il passé le 4 août ? Mon bras même qui vient de servir de passage aux substances chimiques pour la chirurgie témoigne toujours de six cicatrices, chef-d’œuvre des vitres soufflées. Plus de douleur, mais ces séquelles me bouleversent encore. Et elles sont partout, depuis longtemps : je croise toujours des gens bloqués dans les ghettos mentaux de la guerre civile – et qu’ils veulent forcer en plus sur le territoire ! Mais que s’est-il passé depuis 1975 ? On n’a même pas connu la guerre civile et on veut nous en faire subir les conséquences, les cicatrices. Les trous dans les immeubles abandonnés d’un pays abandonné, les trous de la mémoire collective, les têtes trouées des mentalités claniques et confessionnelles, le verre que l’on entend toujours, que l’on voit toujours…le verre a une voix qui crie. On était au cœur même de la scène. On n’a jamais pu la voir. On l’a vécue sans la voir. Et cette amnésie me dérange.

Comment guérir de cette amnésie collective ? Ne plus écouter les auteurs des faux récits, en l’occurrence, tous les politiciens, serait une première étape. Qui, entre-temps, soignera cette douloureuse amnésie une fois la douleur physique soignée ? J’ai appelé ma médecin, sauf que mes questions, comme ses réponses, étaient de l’ordre du biologique, du somatique. Qui m’expliquera cette lumière étrange et la soif d’yeux qu’on a privés de scène ? Qui m’expliquera ce qui s’est passé au corps de mon pays depuis avril 1975 ? Qui percera les sèches cicatrices cachant une profonde douleur toujours rouge tellement régénérée ? Pour aussi importante qu’elle soit, la médecine n’aboutit qu’à la moitié de la guérison. Qui continuera le rétablissement opéré par la fine main compétente de ma médecin, sinon celle de son homonyme Mary (Oliver), la poétesse qui nous apprend que « (la médecine) se fait dans l’ordinaire et la banalité sans distraction ni rêverie (ni Parques, ni Grâces, ni Ombres !), car cet ordinaire est la garantie qui fait tourner le monde, alors que ce sont les artistes qui l’aident à aller de l’avant ». Qui m’expliquera alors cette étrange expérience parallèle à celle biologique et qui mènera à la guérison totale sinon un aria de Iolanta décrivant la lumière en pleine obscurité ? Sinon une bonne professeure de littérature, un philosophe, une passionnée enseignante d’histoire, une poétesse ou un écrivain ? Qui, ou quoi, sinon un billet réflexif sur une banale expérience étroitement individuelle et largement collective ? Qui reconstruira l’ellipse, sinon le récit, et combattra l’amnésie, sinon une main qui rêve, un cœur qui écoute, un regard qui lit ?


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Une expérience première est toujours à raconter, elle demeure intense et étrange aux yeux de ceux qui la subissent, surtout s’ils sont encore enfants ou s’ils ont l’âme des poètes : une intervention chirurgicale, rien de plus banal. Mais pas pour eux. Ils n’arrivent pas à oublier ce qu’on les a forcés pourtant à oublier. Pas d’amnésie, malgré l’anesthésie....

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