Envers et contre tous ses malheurs et ses souffrances, et ils étaient nombreux, Fady Ibrahim ne quittait jamais son sourire et attendait sa sortie de l’hôpital avec optimisme, et même une impatience à peine voilée. « Il y a moins de cinq jours, il se portait très bien. Il était content, confie Nehmé Badaoui à L’Orient-Le Jour. Il avait en tête de faire la surprise à son public, en montant sur scène sur son fauteuil roulant. Il voulait monter une pièce de théâtre sur May Ziadé avec le professeur Talal Darjani. » Président de l’ordre syndical des acteurs et très proche de Fady Ibrahim, Nehmé Badaoui ne passait pas un jour sans prendre de ses nouvelles. « Cependant, son état s’est vite dégradé. À la suite d’une piqûre, il a eu une hémorragie cérébrale qui a entraîné sa mort », nous précise-t-il.
Une carrière impressionnante
Il rêvait d’être pilote d’avion, mais Fady Ibrahim n’a pu concrétiser cette ambition, sa mère manifestant une forte réticence envers ce choix. Ses débuts artistiques remontent à son adhésion au groupe scout de l’école, où il s’implique dans la création de pièces de théâtre et de sketches. En 1979, il rejoint la troupe de Nasser Makhoul et joue dans plusieurs pièces, parmi lesquelles L’histoire de Siti Umm Fouad, qui s’adresse aux enfants.
Outre le métier d’acteur, les planches et les coulisses de théâtre vont lui révéler une autre passion : le maquillage de scène. Animé d’une curiosité et de nouvelles envies, il profite du séjour à Londres de son ami le producteur et scénariste Marwan Najjar, qui lui rapporte du matériel de maquillage ainsi que des livres d’instruction afin de maîtriser cette pratique. Son intérêt grandissant le conduit à participer à des concours à Berlin et à maquiller ses collègues durant certains tournages.
Après son départ violent, même si, quelque part, tout le monde s’y attendait un peu, le retour sur sa filmographie impressionne encore. Sa première apparition dans la série al-Wahch, en 1989, donnait déjà le ton d’un talent à venir. Mais il faudra attendre 1995 pour qu’il connaisse un véritable succès avec la fameuse série libanaise al-Assifa Tahob Maraatein où il interprète le rôle de Nader Sabbagh, un homme d’affaires ambitieux et séducteur. Un personnage qui lui va comme un gant. Souvent cantonné dans ce genre de rôle, il réussit à s’en échapper brillamment ces dernières années avec Thawrat el-falahin (2018) de Philippe Asmar, qui retrace le quotidien des habitants du Mont-Liban lors des insurrections paysannes à la fin du XIXe siècle, la série 2020 et, avec des rôles moins importants mais très forts, Lal Maout, du même Asmar, en 2021, et al-Saher.
Sur son planning cette année figurait la série Ser w Kadar écrite par Viviane Antonios et réalisée par Caroline Milan, dont la sortie est prévue durant le mois de ramadan prochain et qui sera son œuvre posthume. C’est d’ailleurs en plein tournage qu’il est tombé gravement malade. Perfectionniste, « malgré son état de santé, il a insisté pour tourner les trois scènes qui lui restaient avant son hospitalisation », révèle Nehmé Badaoui.
Un acteur et une personne très aimé
Populaire, le visage constamment radieux souligné d’une barbe sel et poivre, Fady Ibrahim a consommé sa vie jusqu’au bout. Avec passion et souvent jusqu’à l’extrême, il a assumé tous ses choix sans jamais mettre en péril ses engagements professionnels. Les acteurs qui ont partagé avec lui les planches de théâtre et l’affiche de nombreuses séries télévisées à succès s’en souviennent avec émotion.
« Les mots ne suffisent pas pour décrire Fady, un collègue et un ami pour la vie. Nous nous sommes rencontrés en 1979 et depuis nous ne nous sommes plus quittés », confie à L’Orient-Le Jour l’acteur Michel Abou Sleiman. « Il enchaînait les tournages de séries tandis que je me consacrais au théâtre. Nous avons vécu ensemble et travaillé ensemble du Liban à la Grèce à l’époque de Canal 7 et de Télé Liban. C’est l’une des personnes les plus précieuses de ma vie. »
« Nous avons perdu une icône, un collègue, un frère et un ami précieux. Fady n’est pas seulement une star au Liban, il l’est dans tout le Moyen-Orient et dans tout le monde arabe », reprend Nehmé Badaoui. « Il aimait la vie et son optimisme impressionnait. Il ne vivait que pour l’art. Sa disparition laisse un vide dans le paysage artistique libanais, mais son impact perdurera à travers ses œuvres immortelles. »
L’actrice Carmen Lebbos lui a rendu hommage sur son compte Instagram en publiant une scène émouvante issue de la série 2020 dans laquelle les personnages qu’ils incarnent se retrouvent, les larmes aux yeux. Ici , pour elle, ces retrouvailles prennent la forme d’un dernier adieu.
C’est également à travers les réseaux sociaux que Youssef el-Khal a partagé sa peine en postant une photo de lui avec l’acteur sur son lit d’hôpital suivi d’un long message qui témoigne de l’influence de ce dernier sur plusieurs générations : « Mon grand frère, l’ami de la famille, je te suis depuis que j’ai 15 ans, chez nous, dans nos soirées avec la série al-Assifa (...) Il était la tempête, il était l’exemple. Aujourd’hui, il est parti. Il ignorait que son anniversaire serait le jour de son décès. »
Enfin, Gretta Aoun revient sur l’acteur et la personne dans un beau témoignage : « Fady n’a jamais d’ennemi. Là où il se trouvait, il était aimant, aidant. Il donnait sans compter et offrait un support inconditionnel. Il semait de beaux sentiments puis il partait, laissant derrière lui ce parfum pétri d’amour. Que dire de lui ? Il avait un talent incroyable et ce qui le distinguait, c’était sa mémoire. Tout le monde le sait, il avait cette capacité de retenir son texte dès la première lecture, aussi long soit-il. Il n’a jamais montré un signe de tristesse ou dévoilé des problèmes personnels sur le plateau. Ses problèmes lui appartenaient et il ne les faisait subir à personne. À cela, il préférait toujours afficher de la légèreté et de l’humour. Pas un mot de trop, pas une critique. »
« Durant le tournage de Hadoutit Hob en 2018, c’est la première fois que je l’ai senti aussi mal physiquement, même s’il se retenait pour ne pas le montrer. Un vrai pro. Il m’avait dit : “J’attends d’avoir un jour de congé pour faire mes examens.” La dernière fois que je l’ai vu à l’hôpital, il m’a surprise… Malgré les amputations qu’il avait subies, et sans même avoir besoin de cacher ses blessures physiques et morales, il avait l’air serein, tenant à garder une belle image de lui en dépit de tout et jusqu’à la dernière minute. Mais laissant s’échapper, discrètement, un : “À mon pire ennemi je ne souhaite pas cette douleur…” »
Fady Ibrahim a tiré sa révérence le jour de son anniversaire. Étrange et triste sort du hasard. Il laisse derrière lui sa femme Rima et ses deux enfants, Stéphanie et Omar.
RIP
08 h 20, le 28 février 2024