Rechercher
Rechercher

Société - Guerre de Gaza

Les pêcheurs du Liban-Sud cherchent leurs prises quotidiennes dans des eaux troubles

Dans le port de Tyr, des pêcheurs épuisés par la guerre échangent leurs histoires en mer.

Les pêcheurs du Liban-Sud cherchent leurs prises quotidiennes dans des eaux troubles

Un pêcheur range son filet au port de Tyr, au Liban-Sud, après une nuit de pêche, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

C'était en 1981, un an avant l'invasion israélienne du Liban. Khalil Taha, alors âgé de 17 ans, et son père pêchaient tranquillement au large de Kasmiyé, à huit km au nord de Tyr, quand ils se sont retrouvés encerclés par les garde-côtes israéliens. Avec une efficacité impitoyable, les soldats se sont emparés de leur bateau, les ont dépouillés de leurs vêtements et leur ont bandé les yeux. « Ils ont volé nos filets de pêche et noyé le moteur du bateau », grimace Khalil Taha en se remémorant cette série d'événements « absurdes ». Plongés dans l'incertitude, lui et son père ont reçu l'ordre de monter à bord du bateau israélien. « Nous ne savions pas ce qui allait nous arriver », se souvient-il, la voix empreinte de sombres souvenirs. Ils sont finalement arrivés à Haïfa avec leur bateau remorqué. Ce sera le début d'un calvaire de deux jours.

Lire aussi

De la fierté à la ruine : Israël détruit des panneaux solaires autofinancés dans un village du Liban-Sud

Des histoires comme celle des Taha abondent parmi les pêcheurs épuisés par la guerre dans les régions de Tyr et de Naqoura au Liban-Sud. Deux pêcheurs, le visage buriné par le sel de la mer et le soleil, rangent leurs filets dans le port de Tyr, en cette matinée de février, après une sortie de pêche qui a duré toute la nuit.

L'assemblage du matériel dans le port de Tyr, après le retour d'une sortie de pêche, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

« Il n'y a pas de poisson ici, le poisson est là-bas », dit l'un d'eux, pointant du doigt la côte vers le sud qui va jusqu'à Naqoura, au large de ce village côtier situé à 20 kilomètres de là, juste avant la frontière avec Israël. Mais depuis que les échanges de tirs transfrontaliers ont commencé il y a plusieurs mois, les deux pêcheurs ne sont pas allés plus loin que Rachidiyé et Klaïlé, soit moins de la moitié de la distance jusqu’à Naqoura.

« Nous avons peur d'aller plus loin »

Le Hezbollah et l’État hébreu ont commencé à échanger des tirs le 8 octobre 2023, un jour après l'opération « Déluge d’al-Aqsa », menée par le Hamas dans le sud d'Israël. Quarante civils, dont des journalistes, ont été tués au Liban depuis le début de ce conflit qui dure depuis et qui a causé d'énormes destructions dans les villages, les terres agricoles et sur la côte du Liban-Sud. Néanmoins, les pêcheurs locaux assurent qu'ils bravent les eaux troubles : leur routine est ponctuée par les bruits inquiétants des explosions et le passage des avions de combat israéliens dans le ciel.

Riad Bawab, pêcheur et président adjoint de la coopérative des pêcheurs de Naqoura, dans le port de Tyr, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

Au cours de la nuit, un groupe de pêcheurs n’ont remonté qu’environ quatre à cinq kilos de poisson. « Cela couvre à peine le prix du diesel », explique l'un d'eux, Nicolas Khoury. « Plus au sud, à Naqoura, nous serions revenus avec le bateau rempli de poissons », ajoute-t-il. Selon les pêcheurs, les eaux y sont préservées de la pollution et de la pêche à la dynamite. Mais la promesse d'une meilleure prise reste désespérément hors de portée en raison de la menace des bombardements israéliens.

Cette menace, qui se rapproche dangereusement de Tyr, a découragé les touristes, dont les marchés de poissons et les restaurants locaux dépendent fortement. Le marché de poissons de Naqoura est désormais presque désert et celui de Tyr est fréquenté par une clientèle moins nombreuse, explique Riad Bawab, pêcheur et président adjoint de la coopérative des pêcheurs de Naqoura. Les pertes ont poussé les opérateurs à baisser les prix du poisson, explique-t-il à L'Orient Today.

Le pêcheur Ali Taha, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

Les soldats israéliens à l'affût

Cela fait très longtemps que les forces israéliennes harcèlent les eaux - et les pêcheurs - autour de Tyr. Alors que les hommes évaluent leur situation dans le conflit actuel avec Israël, ils font le parallèle avec un passé sombre. Au fil des ans, « la plupart des pêcheurs du sud ont été harcelés (par les Israéliens) », explique Khalil Taha. Dans les années 1980 et 1990, « ils nous aspergeaient avec des lances à eau, nous forçaient à nous déshabiller et à plonger dans l'eau pendant l'hiver, puis tiraient en notre direction », se souvient Sami Rizk, membre de la coopérative de pêcheurs de Tyr.

Lire aussi

Les combats à la frontière anéantissent les espoirs d’une agriculture durable au Liban-Sud

« La communauté des pêcheurs compte de nombreux blessés », ajoute-t-il. « L'un d'eux a reçu une balle dans le cou... et a miraculeusement survécu. Un autre a été touché par une balle à l'épaule, qui l’a laissé handicapé à vie. Un troisième, à Sarafand (caza de Saïda), a pris une balle dans le pied. Les soldats israéliens nous suivaient jusqu’à Tyr ou Sarafand, même si nous étions autorisés à y pêcher », se souvient Sami Rizk, qui travaille dans ce secteur depuis son adolescence. « S’ils ne volaient pas nos filets, ils les attachaient à l'ancre de leur navire pour qu'ils se déchirent », renchérit Ali Taha, 53 ans. « Parfois, ils s'approchaient de nos bateaux, nous aveuglaient de leurs projecteurs et exigeaient que nous jetions nos prises à l'eau », raconte de son côté Khalil Taha. Il ajoute que certains pêcheurs sont restés plus d'un mois en détention en Israël, sans que quiconque ne revendique leur libération. Sami Rizk se souvient d’un pêcheur, décédé une semaine plus tôt, qui avait été capturé par les Israéliens alors qu’il venait de quitter le port. « Il a trouvé le bateau israélien qui l'attendait », dit-il.

Une vue du port de Tyr, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

La résolution 1701 de l'ONU adoptée en 2006 a imposé des délimitations strictes au Liban, notamment une « ligne de bouées » qui s'étend sur six kilomètres à partir de Ras Naqoura, le long de la frontière établie par Israël après son retrait du Liban-Sud en 2000. Cette résolution interdit aux pêcheurs de s'approcher à moins de 500 mètres de la ligne des bouées et de naviguer à plus de 9,6 kilomètres à l'ouest de la côte libanaise. Ce qui limite considérablement leur accès à des prises convoitées comme le thon et le marlin, qui abondent dans les eaux plus profondes. Au sud, « la zone de pêche n’est pas plus vaste qu'un lac », s’indigne de son côté Riad Bawab.

Un pêcheur travaillant sur son filet de pêche au port de Tyr, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

« Notre âme et nos moyens de subsistance liés à notre filet »

Une semaine avant la visite de L'Orient Today, des avions de guerre israéliens ont survolé Tyr à basse altitude, effectuant des raids simulés et larguant un ballon incendiaire - gonflé d'un gaz plus léger que l'air et relié à un explosif - dans la campagne voisine. « Le son était plus fort que les frappes normales », explique Sami Rizk. « Nous avons vu du sable se disperser au-dessus du sol. Tyr était dans un état de terreur absolue. »

Sami Rizk, qui utilise principalement un harpon pour pêcher, ne travaille que la nuit. Dans l’obscurité, il distingue encore mieux les roquettes tomber et les éclats d’obus se disperser dans tous les sens. « Le son est plus audible quand on est en mer », explique-t-il. Riad Bawab, lui, explique que l'instabilité sécuritaire a ébranlé toute l'industrie de la pêche dans la région. Le port de Naqoura a été « particulièrement touché ». « De nombreux pêcheurs se sont installés au port de Tyr, et deux d’entre eux n’ont pas pu sauver leurs bateaux des bombardements », déplore-t-il.

Une prise le matin au port de Tyr, après une sortie de pêche, le 8 février 2024. Photo Mohammad Yassine

Il ajoute que la pêche de nuit à Naqoura est désormais totalement interdite, alors même que des restrictions supplémentaires sont imposées par l'armée libanaise, limitant la zone de pêche à Biyada, à plus de sept kilomètres au nord du village frontalier.

Perte de revenus

Ali Taha est issu d'une longue lignée de pêcheurs qui dépendent de la Méditerranée pour gagner leur vie. Père de trois enfants, il n'a d'autre choix que de continuer à pêcher. Un jour de janvier, alors que les bombardements faisaient rage dans la campagne de Naqoura, il a préféré continuer à naviguer plutôt que de retourner au rivage. Une fois que son filet - un outil essentiel et coûteux - est lancé, il n'est pas question de rentrer sans lui. « Je dois attendre de le sortir de l’eau », ce qui prend généralement 30 minutes, explique-t-il.

« Notre âme et nos moyens de subsistance sont liés à ce filet », soupire ce père de famille. La crise économique qui sévit depuis plusieurs années au Liban n'a fait qu'aggraver les difficultés de ces pêcheurs. Un filet de maille coûte entre 4 000 et 6 000 dollars, le coût de son remplacement est lourd, d'autant plus qu'il est fabriqué à partir de matériaux importés. Coincé en mer cette nuit-là près de Naqoura avec son filet déjà lancé, Ali Taha n’avait donc pas d’autre choix que de récupérer au moins l’argent dépensé en diesel. Le pêcheur n’avait pu rentrer qu’à l’aube. « Nous risquons notre vie juste pour nourrir nos enfants », résume-t-il.

Au son des cris de mouettes et du bruit des vagues qui heurtent les felouques, petites embarcations traditionnelles amarrées au port de Tyr, les pêcheurs échangent des histoires de mer dans le bureau de Sami Rizk. Ils entrent un à un dans la pièce, collectant l'argent, l'huile de cuisine et le diesel que leur assure la coopérative de pêcheurs à laquelle ils sont affiliés. Khalil Taha raconte l’histoire poignante de son enlèvement en mer, tout en récupérant son colis d'aide. Son père, aujourd'hui décédé, avait été battu et interrogé lors de leur détention à Haïfa en 1981. Il affirme que les Israéliens n'avaient aucune raison de les emprisonner. Après deux nuits en captivité, ils avaient été escortés par la Croix-Rouge libanaise jusqu'au Liban. Un souvenir que Khalil Taha ne peut oublier. 

C'était en 1981, un an avant l'invasion israélienne du Liban. Khalil Taha, alors âgé de 17 ans, et son père pêchaient tranquillement au large de Kasmiyé, à huit km au nord de Tyr, quand ils se sont retrouvés encerclés par les garde-côtes israéliens. Avec une efficacité impitoyable, les soldats se sont emparés de leur bateau, les ont dépouillés de leurs vêtements et leur ont...

commentaires (1)

Qui a commencé?

Eleni Caridopoulou

18 h 22, le 19 février 2024

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Qui a commencé?

    Eleni Caridopoulou

    18 h 22, le 19 février 2024

Retour en haut