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Société - Conflit

Les combats à la frontière anéantissent les espoirs d’une agriculture durable au Liban-Sud

Installées au Liban-Sud pour développer une agriculture durable, des fermes voient leur avenir menacé par les bombardements israéliens depuis le 8 octobre.

Les combats à la frontière anéantissent les espoirs d’une agriculture durable au Liban-Sud

De la fumée s’échappe après un bombardement israélien à la périphérie du village de Tayr Harfa, près de la frontière israélienne, dans le sud du Liban, le 9 décembre 2023. Photo AFP

Des vers de terre rougeâtres se régalant d’une écorce de pastèque dans une pelle de terre humide. Voilà les images envoyées à L’Orient Today par Hadi Awada, fermier et expert en permaculture. Prise il y a deux mois, la vidéo marquait les prémices de son élevage d’invertébrés sans pattes à Kfar Kila, village situé à la frontière sud du Liban.

Âgé d’à peine 24 ans, le jeune homme cherchait ainsi à améliorer la qualité du sol cultivable pour des récoltes plus saines et aider les agriculteurs du Liban-Sud à moins dépendre des engrais chimiques. Car les vers de terre possèdent des qualités précieuses : ils décomposent les déchets organiques en les mangeant ou en les traitant, puis en les rejetant sous forme d’amendements riches en nutriments appelés vermicompost ou turricules, que Hadi Awada prévoyait de distribuer ultérieurement aux petits agriculteurs.

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Seulement voilà, il y a deux mois également, le 7 octobre, commençait la guerre entre le Hamas et Israël, suivie dès le lendemain d’affrontements entre le Hezbollah et l’armée israélienne par-delà la frontière libano-israélienne, faisant des villages alentour des cibles de bombardements. Les combats ont provoqué une contamination du sol dans cette région, mais aussi suscité le déplacement des agriculteurs locaux et entraîné des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement et la destruction d’infrastructures, sapant les principes de durabilité et d’équilibre écologique qui sont au cœur de l’agriculture biologique et durable.

Six fermes de vers de terre

L’initiative de Hadi Awada n’est pas la première du genre au Liban. « Il existe environ six fermes de vers de terre, la plus ancienne ayant été ouverte aux environs de 2016, et leur envergure est beaucoup plus grande, avec plus de cinq millions de vers », explique-t-il, alors que son jeune élevage en comptait environ 20 000. « Je n’agrandis pas à une échelle beaucoup plus grande. C’est plus une façon pour moi de préparer le terrain pour que ces pratiques commencent dans le Sud, afin de pouvoir diffuser les connaissances sur les bioamendements et les rendre disponibles pour les personnes intéressées par le changement de leurs méthodes agricoles », détaille-t-il.

Du phosphore blanc tiré par l’armée israélienne vu depuis la frontière israélo-libanaise, dans le nord d’Israël, le 12 novembre 2023. Evelyn Hockstein/Reuters

Parmi les principaux défis auxquels le secteur agricole libanais est confronté figurent les pratiques postrécoltes, la dégradation du sol et la pollution due à l’utilisation excessive de produits agrochimiques. « Utiliser des engrais chimiques pour le sol de manière désordonnée conduit souvent à la lixiviation », explique Moustapha Itani, spécialiste de l’environnement, qui définit ce terme comme faisant référence aux éléments chimiques inorganiques, tels que les nitrates, qui s’écoulent du sol et finissent par se retrouver dans les « cours d’eau à proximité ou dans les eaux souterraines ». Des niveaux excessifs de nitrate dans les lacs et les étangs peuvent ainsi nuire aux écosystèmes, provoquer des proliférations d’algues et potentiellement entraîner la mort des poissons.

Tout est en suspens

Quand le conflit s’est déclenché, Hadi Awada est d’abord resté à Kfar Kila avec son oncle pour s’occuper de sa ferme de vers, mais quand les combats se sont intensifiés, il a finalement fui à Beyrouth, cherchant refuge auprès de son père et de son frère. Pour garantir que son élevage continue de recevoir des soins quotidiens, le jeune fermier a déplacé ses vers dans des boîtes en plastique chez un ami à Broummana, à plus de 100 kilomètres de Kfar Kila. « Mon ami sait comment s’occuper d’eux », a-t-il simplement déclaré. Mais le transport a entraîné une perte significative. Environ un tiers de ses vers – des vers rouges et des vers tigre – ont péri, retardant ses plans de lancer l’amendement du sol dérivé des vers prévu pour janvier.

Le jeune homme a grandi sur les terres agricoles de sa famille. C’est donc là qu’il a commencé à tester son élevage de vers, tout en plantant, en parallèle, 1 200 semences juste avant que les affrontements à la frontière débutent, parmi lesquelles 14 types de graines originaires du Levant : des tomates, des aubergines, des pastèques, des citrouilles et des cornes grecques. Hadi Awada avait également lancé un projet de recyclage de copeaux de bois, habituellement brûlés par les agriculteurs, en paillis à l’aide d’une déchiqueteuse « coûteuse » qu’il avait achetée la première semaine d’octobre, au moment même où la guerre entre Israël et le Hamas était déclenchée.

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« J’ai vraiment été mis à mal » avec ce projet, désormais en suspens, « parce que j’avais déjà investi dedans et j’espérais qu’il commencerait à générer un peu d’argent en retour », se désole Hadi Awada, qui avait prévu d’utiliser ce paillis pour retenir l’humidité du sol, améliorer sa fertilité et bloquer les mauvaises herbes, au lieu de compter sur des alternatives chimiques. « La collecte des déchets de carbone contribue également à réduire le danger des incendies de forêt », ajoute-t-il. Néanmoins, en attendant d’avoir plus de visibilité sur la tournure des événements au Liban-Sud, l’éleveur espère reconstituer sa population de vers afin de pouvoir utiliser une subvention pour laquelle il avait été sélectionné il y a deux mois et qui lui permettra d’acheter du matériel pour son élevage de vers.

Des champs transformés en lignes de front

Dans le village de Dhaïra aussi, le cultivateur Oudey Abou Sari utilisait un système d’irrigation de goutte-à-goutte unique et du fumier de poulet comme engrais pour ses 5 500 m² de terres agricoles. « Le Liban dispose d’un système informel de collecte de fumier d’animaux pour son utilisation en agriculture, explique Moustapha Itani. C’est une source d’engrais organique dans laquelle la plupart des nutriments se trouvent dans des composés plus importants, ce qui les fait moins facilement lixivier que les engrais chimiques. »

Mais, dès le deuxième jour de la guerre, Israël a bombardé ce village, provoquant des destructions dévastatrices pour ce fermier de 29 ans qui avait gagné la confiance d’autres propriétaires terriens qui lui louaient leurs terres moyennant 100 dollars annuels pour chaque 1 000 m². Ces cultures de légumes, de blé et de tabac s’étendent sur plusieurs villages, dont Yarine, Alma el-Chaab et Tayr Harfa – tous situés à quelques centaines de mètres seulement de la frontière. « Ils se trouvent tous sur le champ de bataille », se désole-t-il.

Un avion de combat de l’armée de l’air israélienne survole la zone frontalière avec le Liban, dans le nord d’Israël, le 10 décembre 2023. Jalaa Marey/AFP

Les terres agricoles d’Oudey Abou Sari à Dhaïra abritaient elles des cultures diverses : du chou, du chou-fleur, de la laitue, du brocoli, des haricots rouges, de la courgette, et plus encore. Pour prendre de l’avance sur les autres agriculteurs, le fermier avait planté ces cultures deux mois avant la saison habituelle des légumes d’hiver et des légumineuses, lors de laquelle les agriculteurs peuvent compter sur l’eau de pluie pour économiser sur les coûts d’irrigation, soit avant le déclenchement de la guerre.

Depuis, sa ferme et ses 13 600 plants ont été exposés aux bombes au phosphore blanc tirées par Israël – un coup dévastateur signifiant la contamination de toutes ses cultures. « J’ai élevé mes plants comme une personne élève son propre fils », déclare Oudey Abou Sari. Plusieurs rapports, dont ceux de L’Orient-Le Jour, d’Amnesty International et de Human Rights Watch, ont de fait accusé Israël d’utiliser dans le sud du Liban du phosphore blanc, une substance dont l’usage contre des civils et des zones civiles est interdit sur la scène internationale par la Convention de Genève de 1980. « La fumée de phosphore était si dense », se rappelle le fermier. « Je ne peux plus vendre ces légumes. Les feuilles des plantes et les racines ont probablement été exposées au phosphore », s’inquiète-t-il.

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Les pertes financières d’Oudey Abou Sari s’élèveraient ainsi à « 7 000 dollars », avec les dommages causés à son réseau d’irrigation. Le cultivateur affirme que personne n’est venu inspecter ses terres ou lui promettre une indemnisation, à l’exception du Hezbollah dont les membres lui ont fait remplir un formulaire. « Mais le gars m’a dit d’écrire 9 m² au lieu de mes 5 500 », témoigne-t-il.

Le Hezbollah avait en effet annoncé le mois dernier qu’il indemniserait les habitants des villages frontaliers du Sud qui ont été « directement touchés » par les récents combats avec Israël, l’indemnisation des dommages aux terres agricoles devant intervenir ultérieurement. Oudey Abou Sari affirme également que les membres du Hezbollah ont pris des notes sur sa ferme car sa maison n’avait pas été endommagée.

Malgré le danger de la guerre, Oudey Abou Sari a choisi de rester à Dhaïra pour s’occuper des autres terres agricoles non contaminées, où il cultive du tabac et du blé, dont c’est la saison. Avec une famille de trois personnes à soutenir, il dépend « entièrement de l’agriculture pour vivre ». « Je n’ai pas d’autres revenus. Si je ne cultive pas de blé et de tabac, ma perte sera de plus de 25 000 dollars », s’inquiète-t-il. Et avec ses champs de légumes maintenant contaminés au phosphore blanc, rendant la terre inutilisable pour le moment, ces champs de blé et de tabac restent son seul espoir de parvenir à joindre les deux bouts – à condition qu’ils ne soient pas eux aussi bombardés.

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