Critiques littéraires Poésie

Constellation : Poétesses étoiles d'un siècle obscur

Comment, des femmes poètes, ayant traversé la destructivité du XXe siècle, raconteraient les événements marquants de leur existence ? C’est ce que Cécile A. Holdban imagine dans quinze lettres, gravitant telles planètes dans la nuit du monde et la sororité de la poésie.

Constellation : Poétesses étoiles d'un siècle obscur

D.R.

Premières à éclairer la nuit est une histoire de filiation et de gratitude. Écoutant « jusque dans leurs silences » des poètes parmi celles qu’elle relit le plus, et parcourant leurs biographies, correspondances, journaux, et les essais leur ayant été consacrés, elle a tenté de comprendre « le terreau commun de ces voix poétiques ». Certaines sont célèbres, d’autres ont écrit et demeurent lues dans l’ombre. Cet ouvrage permet ainsi de découvrir des figures poétiques moins connues, des destins passionnants, et les circulations du poème dans l’enchevêtrement des traumatismes personnels, transgénérationnels et collectifs.

« Il est une chose que j’ai découverte, une chose que j’ai vraiment conquise : le chemin du pays qui n’est pas ».

« La vie c’est être étranger à soi/ et mettre un masque nouveau pour quiconque survient. » (E. Södergran)

Les « miniatures » qu’elle leur consacre « ne sont pas des biographies, mais des adresses, des souvenirs, des récits, des histoires », et prennent la forme de lettres adressées à un être cher et écrites à la première personne du singulier. Dans un parti pris romanesque, ces lettres entrelacent faits avérés, détails précieux, liens de causalité, interprétations – plus ou moins bien trouvées – et extraits de poèmes écrits par ces poétesses. Holdban a souhaité ainsi percevoir leur vérité et la manière dont elles ont participé à « imperceptiblement [changer] par leur trajectoire, (…) le cours de notre histoire, (…) quel que soit leur destin personnel ». Elle a désiré approcher le mal qui les a rongées, chacune, et qui a été l’une des mines du poème et de la mort.

« J’ai sauté de moi jusqu’à l’aube, laissé mon corps près de la clarté et chanté la tristesse de ce qui naît. »

« Les mots sont mon absence particulière  ; il y a en moi une absence autonome faite de langage. Je ne comprends pas le langage, je le possède, oui, mais je ne suis pas ce langage. »

(A. Pizarnik)

Le XXe siècle, jalonné de guerres, d’exodes et de drames, est aussi le siècle où l’écriture, activité longtemps réservée aux hommes, témoigne d’une éclosion prolifique d’autrices, écrit Cécile A. Holdban. « Courage désespéré », « ténacité », « attention au monde » caractérisent notamment les poètes de cet ouvrage dont près de la moitié se sont suicidées, souligne-t-elle en renvoyant à la dimension du suicide comme « solution à l’absurde » (Camus). « (…) Il me fallait dire la puissance de leur voix à mes filles. Évoquer l’élan vigoureux et libérateur qui les poussait à écrire des poèmes, à vivre en poésie. »

« Ici, je suis inutile, là-bas, je suis impossible. »

(M. Tsvetaïeva)

Les quinze lettres que trace Holdban, elle-même poète, traductrice et peintre, tissent étroitement pulsions de mort et pulsions de vie. Les rapports de ces femmes avec les déterminismes sociétaux et familiaux, leurs vécus de l’amour et de son absence, et leurs relations à la blessure et à la solitude font la musique de ces lettres. Aux prises avec des formes collectives d’oppression et de discrimination, et d’autres plus spécifiques exercées à l’encontre des femmes, les quinze poètes de cet ouvrage, parviennent chacune à sa manière et à son rythme, à préserver le fil de l’écriture, même lorsque leur intériorité psychique vacille.

« Car il faut avoir souffert jusqu’au bout l’univers lisible et avoir appris l’agonie dans l’extrême patience. »

(N. Sachs)

Au fil d’un travail de documentation et d’immersion titanesque et exigeant, Holdban fait le pari périlleux d’essayer de plonger dans l’être de chacune de ces femmes, de parler en leur nom. Mais au sein de ce système où gravitent quinze planètes, c’est la constellation Holdban qui reste la plus prégnante. Sa voix domine, en dépit du fait qu’elle écrit à partir de ces poètes. Par moments, se dégage l’impression que c’est Cécile A. Holdban qui parle à la première personne du singulier, et écrit une lettre à Marina Tsvetaieva, Ingrid Jonker, Ingeborg Bachmann, Karin Boye, Sylvia Plath, et aux autres poètes de cet ouvrage. Dans cet écart, la grâce des voyages intérieurs effectués par Holdban, s’efface.

Passionnante à certains passages, la lecture de l’ouvrage prend des allures de survol biographique, à grande vitesse, pour d’autres chapitres. Quelquefois, le style paraît académique, informatif, juxtaposant les repères biographiques, et perd la teneur et le silence propres à la singularité de chaque « je » dans l’espace-temps de la lettre. Lorsque le souffle se pose, l’écriture de Holdban rend à l’épistolaire ses marqueurs intimes, et la magie opère. Citons les lettres consacrées à Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Forough Farrokhzad, Alejandra Pizarnik ou encore Antonia Pozzi.

« Je suis invisible, j’ai toujours été invisible comme la pauvreté dans un pays riche. »

(J. Frame)

Ode au féminin, Premières à éclairer la nuit décline les trajectoires de fille, femme, mère, amie, amante, autrice, de ces poètes, très différentes et semblables entre elles, très différentes et semblables aux autres femmes, toutes les femmes. Elles sont des femmes comme les autres. C’est l’une des beautés du livre. Une beauté qui, tour à tour, éclaire la nécessité de la poésie dans leurs existences respectives, ou l’estompe au point où elle n’est plus que touches parmi celles qui esquissent leurs vies tourmentées.

« Plus seule qu’une feuille/ avec le poids de mes joies lointaines/ Je chemine doucement/ parmi les eaux vertes de l’été/ jusqu’au pays de la mort/ jusqu’au rivage des chagrins de l’automne. »

(F. Farrokhzad)

Premières à éclairer la nuit de Cécile A. Holdban, Arléa, 2024, 240 p.

Premières à éclairer la nuit est une histoire de filiation et de gratitude. Écoutant « jusque dans leurs silences » des poètes parmi celles qu’elle relit le plus, et parcourant leurs biographies, correspondances, journaux, et les essais leur ayant été consacrés, elle a tenté de comprendre « le terreau commun de ces voix poétiques ». Certaines sont célèbres,...

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