Critiques littéraires

Jean Malaurie au cœur de l’humaine condition

Jean Malaurie au cœur de l’humaine condition

D.R.

L’ouvrage de Jean Malaurie, voyage anthropologique périlleux et exaltant chez des peuples qu’on appelle « primitifs », est une plongée au cœur de l’humaine condition, de l’hominisation dont nos sociétés dites « modernes » ont profondément besoin. Pourquoi ? Pour sauver à l’avenir les acquis de la civilisation et la planète Terre, sérieusement menacés par l’homme dit « civilisé ».

Toutes les sciences et les disciplines universitaires, de la nature et celles de l’homme, quand elles suivent la mode technologique, progressiste, mercantile et consumériste, perdent leurs repères valoriels, la dynamique des origines, le sens même du progrès qui est le fruit d’une évolution cosmique planétaire, « de la pierre à l’âme » suivant le titre fort expressif de l’ouvrage.

Pour la personne la plus versée et la plus expérimentée dans une discipline, et donc plus ou moins formatée à des cadres conceptuels et un savoir consacré, l’expérience vivante relatée avec des détails minutieux par Jean Malaurie, aujourd’hui centenaire, bouleverse nos conceptions figées, nous rappelle et fait revivre l’essentiel. « La sagesse des peuples premiers, dit-il, est un levain de civilisation pour l’humanité qui se construit. Elle est salvatrice. Elle devrait être profondément méditée et accueillie comme complémentaire à la nôtre, comme une référence indispensable et essentielle. »

Jean Malaurie a réalisé 31 missions chez les peuples autochtones de l’Afrique et aux Esquimaux polaires de Thulé en particulier, ses véritables maîtres-penseurs. Il a créé la collection « Terre humaine » (Plon) en 1954 avec la publication de plus de 80 ouvrages, dont l’ouvrage référence de Sélim Abou, ancien recteur de l’Université Saint-Joseph : Liban déraciné. Fils et filles d’émigrés en Argentine (1972, 3e éd., 1987). Dans un entretien à l’occasion de la parution de ses Mémoires, il dénonce un formatage scolaire et académique qui est de l’idéologie camouflée.

Qu’est-ce que Jean Malaurie a retrouvé chez ceux qu’on disqualifie de primitifs et dont on a le plus besoin ? Il a pratiqué et vécu la « recherche », non pas bureaucratique mais profonde, angoissée, périlleuse, transformatrice du chercheur et de la société. Il a vécu l’humilité au lieu de l’arrogance d’une scientificité intellectuelle et de l’académisme carriériste, le « bon sens » de la vie, de l’expérience empirique et des rapports avec la nature, et non la rationalité exclusivement technique. Il a surtout vécu la « foi » ou religion naturelle dite « animiste » et non le dogmatisme et ses dérives.

C’est dire qu’il s’agit de perspectives qui exigent désormais de repenser la pédagogie du savoir, non plus avec la vogue de la robotisation qui ne peut jamais être intelligence, et qui n’est qu’une intelligence « artificielle ». C’est le retour aux fondamentaux de la pensée humaine et des origines, processus cosmique d’hominisation.

« Être un chercheur, écrit Jean Malaurie, c’est être constamment angoissé. » Angoisse persistante qui se prolonge durant des mois, avant que l’ethnologue ne se reprenne et retrouve l’élan spirituel. Le chercheur ne se propose pas la promotion personnelle.

L’humilité est aussi une condition prioritaire du chercheur, libéré de tout formatage intellectuel et stéréotypé, guidé par une opération initiale de la table rase. La méthode est proche de l’enquête policière : « Une enquête anthropologique doit être conduite avec la même rigueur qu’une enquête policière nécessitant, on le sait, une précision extrême. » Elle implique aussi le vécu de la situation : « Je n’ai pas étudié les Inuits, je les ai vécus ». La recherche dans des sociétés primitives fait notamment découvrir à l’auteur les dangers de la consanguinité et des parentés proches et la vision polygéniste qui implique le brassage des origines et des cultures.

« La terre est une être vivant », écrit Jean Malaurie. « Nature et culture, ajoute-il, sont dans une presque continuité. » À défaut de « se naturer », la nature se venge : « La vengeance de la nature courroucée de notre arrogance. » Il cite Baudelaire, dans son Art romantique : « La nature n’est qu’un dictionnaire. » Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accommodent à leur conception. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le dictionnaire. Il en résulte un très grand vice, le vide de la banalité.

L’ouvrage de Jean-Malaurie plonge dans une spiritualité cosmique universelle, la religion naturelle véritablement révélée dès les origines est malheureusement castrée et risque de se cloisonner dans un dogmatisme sans horizon. C’est l’esprit qui anime les récentes déclarations d’Al-Azhar sur « Citoyenneté et vivre-ensemble » (1/3/2017), « Foi et fraternité humaine » (Abou Dhabi, 4/2/2019) et l’Encyclique du Pape François : « La Fraternité humaine » (3/10/2020). Jean Malaurie écrit : « Jamais la pensée de Saint Augustin n’a eu plus de réalité : Crede ut intelligas (Il faut croire pour comprendre). »

Pierre Theilhard de Chardin soumet au printemps 1921 une Note sur quelques représentations historiques possibles du péché originel (p.295). Le péché originel serait la volonté de domination par le savoir déshumanisé. « Dans la Genèse, écrit Jean Malaurie, il est rappelé qu’Adam et Eve ont sacrifié au péché originel de la connaissance  ; trop savoir, c’est le sommet de la perche que tend Satan, l’esprit du mal. Satan interdit à l’homme le paradis réservé par Dieu au premier homme. Trop penser, tel est le péché originel : Jésus salvateur est venu abolir ce péché des origines : la pensée dite libératrice qui anime les scientifiques » (p.206).

Dans la présentation de la collection « Terre humaine », Jean Malaurie écrit : « Penser, c’est faire penser » (p.647). L’ouvrage de Jean Malaurie est parmi les trop rares, aujourd’hui, qui font vraiment penser.

De la pierre à l’âme, de Jean Malaurie, Plon, 2023, 650 p.

L’ouvrage de Jean Malaurie, voyage anthropologique périlleux et exaltant chez des peuples qu’on appelle « primitifs », est une plongée au cœur de l’humaine condition, de l’hominisation dont nos sociétés dites « modernes » ont profondément besoin. Pourquoi ? Pour sauver à l’avenir les acquis de la civilisation et la planète Terre, sérieusement menacés...

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