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Entre ciel et terre


Il faut bien le reconnaître : nous, Libanais, sommes d’indécrottables nostalgiques. Nous avons aussi un net penchant pour l’allégorie, la métaphore, le cliché, serait-il usé jusqu’à la corde. Notre peuple persiste, par exemple, à se réclamer de cette belle mosaïque libanaise placée sous le signe du cèdre et qu’il a pourtant contribué à fracasser. Les Libanais chantent sans relâche l’incomparable beauté naturelle de leur pays qu’ils s’acharnent avec la même ardeur à saloper à grosses pelletées de méchant béton. Ils ne dédaignent guère pour autant le symbole, allant jusqu’à voir dans chacune de leurs misères quotidiennes l’illustration de la décrépitude de l’État. Les routes inondées à la moindre averse faute d’entretien, ce n’est évidemment pas la Venise du pauvre, mais le très réaliste naufrage de la République. Beyrouth dans le noir, faute de courant électrique, c’est la Ville Lumière qui s’est fait voler son éclat par les pillards du Trésor public.

C’est dire que l’angoissante mésaventure survenue jeudi à une quarantaine de promeneurs coincés des heures durant dans leurs fragiles et ballottantes nacelles, suite à une panne du téléphérique Jounié-Harissa, ne pouvait échapper aux amers sarcasmes des présentateurs de journaux télévisés et des caricaturistes de la presse. Criminelle négligence des équipes d’entretien, folklorique rejet de toute responsabilité entre ministères concernés : toute cette crasse officielle contraste fortement avec le stoïcisme des passagers et l’admirable dévouement des sauveteurs. Comment, dès lors, ne pas voir dans ce fouillis le fidèle reflet d’un Liban laissé à l’abandon par ses propres gouvernants ; d’un Liban gigotant entre ciel et terre car livré pieds et poings liés aux tempêtes régionales ; d’un Liban attendant désespérément quelque secourable main étrangère qui l’aiderait à regagner le plancher des vaches ; d’un Liban qui ne dispose d’aucun parachute, d’aucun matelas amortisseur au sol si, sans plus attendre, il était acculé à faire le grand saut ?

Ce n’est pas verser dans le cliché que de souligner d’un trait gras l’énorme point d’interrogation qui clôture l’année. La vacance présidentielle, l’inexistence de tout gouvernement nanti de tous ses pouvoirs constitutionnels, la crise économique et financière, tous ces légitimes motifs d’inquiétude s’effacent devant le spectre de la guerre qui, à nos portes, fait bien davantage que rôder. Car elle est bien là, la guerre, même si elle se refuse encore à porter son nom : guerre dite d’usure, mais susceptible, au moindre dérapage, d’user cette retenue dont continuent de se prévaloir les protagonistes.

Des 22 pays arabes, seuls le Liban et le Yémen auront été militairement impliqués dans l’affaire de Gaza, et certes pas tous deux de leur plein gré ! Sans s’être soucié une fois de plus de l’avis de l’écrasante majorité des Libanais, le Hezbollah s’est amplement acquitté déjà de son tribut à la cause sacrée. Prolonger malgré tout la fatale partie de roulette russe serait toutefois faire cadeau au psychopathe Netanyahu de l’occasion d’élargir le conflit ; de mettre à exécution sa menace de détruire le Liban et de retarder d’autant le moment où il devra s’expliquer devant son opinion publique sur les incroyables failles du 7 octobre.

Avant même que d’en arriver au point de rupture, le Hezbollah a, quant à lui, une bonne occasion de calmer le jeu sans perdre la face. Contre toute attente, ce sont même ses tuteurs iraniens qui la lui offrent : les Iraniens qui se contredisent sur la question de savoir si l’opération visait ou non à venger la liquidation d’un de ses chefs pasdaran ; les Iraniens qui, surtout, protestent des motivations strictement libanaises du Hezbollah. Pour Hassan Nasrallah aussi, l’heure de vérité est donc proche. L’heure de prendre au mot ses parrains en épargnant aux Libanais (ne serait-ce même qu’à ses fidèles chiites du Sud) les calamités d’une guerre apocalyptique. L’heure de se prêter à une providentielle réactivation de la résolution 1701, plutôt que de molester ou d’agresser, par villageois interposés, les soldats de la Force intérimaire de l’ONU stationnée à la frontière avec Israël.

Pour le parti qui s’est donné le nom du Ciel, il est grand temps de remettre les pieds sur cette bonne terre qui est la nôtre. La solution des deux États irait comme un gant à la Palestine. Pas du tout au Liban.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Il faut bien le reconnaître : nous, Libanais, sommes d’indécrottables nostalgiques. Nous avons aussi un net penchant pour l’allégorie, la métaphore, le cliché, serait-il usé jusqu’à la corde. Notre peuple persiste, par exemple, à se réclamer de cette belle mosaïque libanaise placée sous le signe du cèdre et qu’il a pourtant contribué à fracasser. Les Libanais chantent...