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Nous ne vieillirons pas ensemble

Nous ne vieillirons pas ensemble

© Spencer Ostrander

Les choses ne se passent jamais comme prévu. Du moins, elles ne se passent jamais comme dans l’idée qu’on s’en était faite. En 2012, Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant coulent, dans Amour de Michael Haneke, une retraite parisienne nimbée de la musique classique qu’ils ont enseignée toute leur vie. Cette image aurait pu être celle du début et de la fin de leur histoire – et, au demeurant, du film – n’était-ce son interruption soudaine, sous la forme d’une attaque cérébrale. La question du sens véritable de cette union est alors posée.

En 2018, Seymour Tecumseh (« ST » ou Sy) Baumgartner, bientôt septuagénaire, enseigne la philosophie à Princeton. Lui, par contre, est veuf depuis bientôt dix ans, après avoir perdu sa femme Anna, éditrice et traductrice, dans un accident de surf à Cape Cod, une vague trop haute ayant interrompu, dans le fracas et la fureur, près de quatre décennies de vie en commun.

C’est un calme plat et froid qui s’ensuit. Tout se passe comme si Baumgartner s’était mis entre parenthèses durant toute cette période, comme s’il s’était mis en réserve de la vie. Les premières années sont comme une fissure dans le temps, il ne se reconnaît plus, devient un être différent de celui qui lui était familier et qu’il habitait depuis l’adolescence. Il ressent encore, aime encore, il désire encore, veut encore vivre, mais la portion la plus profonde de son être n’est désormais plus accessible. C’est une partie de lui qui manque, comme un membre fantôme qu’on lui aurait retiré mais dont la sensation, parfois douloureuse, serait encore là. En 1929, Gala est déjà partie (avec Dalí, mind you), et Éluard entrevoit, dans des vers qui sont parmi ses plus beaux, le sens de ce manque : « Je te cherche par-delà l’attente / Par-delà moi-même / Et je ne sais plus tant je t’aime / Lequel de nous deux est absent. »

Quand Sy tente de retracer, des années après, l’enchaînement des causalités qui ont abouti à l’accident, il tombe sur les mêmes impasses que Brigitte Giraud dans son Goncourt de l’an dernier, Vivre vite (Flammarion) : ce qui advient advient, il n’y a pas de raisons qui tiennent, et les coups de dés n’abolissent pas le hasard, « for contrary to what eminent rationalists have been telling us for years, the gods are happiest and most fully themselves when playing dice with the universe ».

À partir de quand commence le temps qu’il nous reste ? Au tiers de la narration, on entre enfin dans l’espace de travail encore intact de sa femme disparue, auquel même le lecteur aura mis du temps à accéder, et là c’est le merveilleux qui va surgir, mais de la manière la plus naturelle. Le vieux téléphone portable d’Anna, pourtant déconnecté depuis des années, sonne  ; elle parle à Sy, elle le sort des limbes et le libère. Le travail de deuil peut enfin commencer, et les souvenirs remonter à la surface. Anna ne disparaît pas pour autant, « as long as he is alive and still able to think about her, her consciousness will continue to be awakened and reawakened by his thoughts ». Ce sont différentes périodes de leurs existences qui nous sont alors données à revivre, dans un temps remonté, mais dont les détails et les contours s’affadissent parfois au gré de la mémoire de Sy ou de la plume romancée d’Anna, dont on découvre les manuscrits et les poèmes inédits. Tout repasse, comme dans une urgence de dire autant que possible, dire l’évidence de cette union dès leur toute première rencontre, leurs enfances respectives. Ce qui se dessine alors en creux, à la faveur de sauts temporels époustouflants, c’est une brève histoire de New York et de la Nouvelle-Angleterre, avant que Tribeca ne devienne Tribeca, avant que la New School ne déménage, que le West Village ne devienne inabordable, une Amérique d’émigrés plus ou moins au courant de leurs histoires familiales et de leurs aïeuls.

On est ici aux antipodes du misérabilisme, plutôt dans une observation active et raisonnée de la perte et du manque, certes romanesque mais qui évoque très souvent l’essai de Joan Didion paru en 2005, The Year of Magical Thinking (L’Année de la pensée magique, Grasset). Auster nous livre un fil narratif particulièrement ténu, presque sans rebondissements, uniquement bousculé par des événements extérieurs de nature quasi guignolesques qui ne font que confirmer, voire accroître, la distance de Baumgartner avec le monde qui l’entoure. On peut alors scruter le personnage dans toutes ses nuances et ses incertitudes, dans sa conscience incertaine et dans ses rêveries, le suivre au fil de ses ruminations et de phrases très ciselées qui courent parfois, à la manière de Faulkner, sur plusieurs pages, dans une fluidité proche de la partition. Auster est là au pinacle de son art, celui consistant à manier le langage (cette petite musique à l’intérieur des corps), à questionner la littérature, ce dialogue intime, ce ton, ce rythme, comme une délicate passerelle de soi à soi. Il ne fait plus de doute qu’on est en présence d’un des plus grands stylistes contemporains, au niveau d’un Roth ou d’un Amis. Et comme chez Didion, c’est par la littérature que vient la rédemption.

À cette différence près que Paul Auster se plaît ici, comme à l’accoutumée, à brouiller les pistes et au premier chef celles de sa propre vie. Le couple fusionnel et magnifique d’Anna et Sy évoque bien sûr celui que lui-même forme avec Siri Hustvedt depuis 1981, dans la vraie c’est lui qui est traducteur, dans le roman la mère de Sy est née Auster, également issue d’une communauté juive de Galicie, etc. Mais ce qui donne surtout le vertige, c’est que la sortie de Baumgartner arrive quelques mois à peine après l’annonce par Hustvedt de la maladie de son mari, dans un post poignant publié sur son compte instagram en mars dernier. D’autres posts ont suivi depuis, tout aussi émouvants, comme autant de bulletins détaillant leurs tribulations en « Cancerland », et combien il est primordial de ne pas y évoluer seul. Ce sont presque les mots d’Auster lui-même quand Baumgartner se dit que « a person has no life without being connected to others, and if you’re lucky enough to be deeply connected to another person, so connected that the other person is as important to you as you are to yourself, then life becomes more than possible, it becomes good ». Le couple n’est plus alors figé dans une image, mais changeant, mouvant, organique comme une plante ou un arbre.

À bien y réfléchir, un grand livre sur l’amour est un livre où il ne devrait, en principe, rien se passer. C’est un livre qui ne devrait presque pas avoir lieu d’être, et c’est le brio absolu de François Bégaudeau d’en avoir quand même fait une histoire cette année, dans un des plus beaux romans de 2023 (L’Amour, Verticales/Gallimard). Son magnifique contrepoint est la solitude du Baumgartner de Auster, et la tendresse infinie que lui porte son auteur, comme une déclaration de foi inébranlable dans l’insécabilité du couple, par-delà la séparation, par-delà la mort.

Les choses ne se passent jamais comme prévu. Du moins, elles ne se passent jamais comme dans l’idée qu’on s’en était faite. En 2012, Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant coulent, dans Amour de Michael Haneke, une retraite parisienne nimbée de la musique classique qu’ils ont enseignée toute leur vie. Cette image aurait pu être celle du début et de la fin de leur histoire...

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