Le Nemo de Vernes ressuscité

Le Retour du capitaine Nemo de François Schuiten et Benoît Peeters, Casterman, 2023, 96 p.

1994 : retrouvé dans des circonstances dignes d’une fiction, un manuscrit de Jules Vernes, Paris au XXe siècle, est publié pour la première fois. En effet, du vivant de Vernes, celui-ci avait été refusé (avec des mots francs et catégoriques) par son légendaire éditeur Hetzel.

Pour accompagner le récit, qui d’autre pour succéder aux habiles « enlumineurs » des éditions originales de Jules Vernes (la fameuse collection Hetzel, justement) ? On fit appel à François Schuiten, dessinateur de bande dessinée qui est, d’une certaine manière, leur héritier naturel : il suffit pour s’en convaincre de contempler son travail sur la série Les Cités obscures qu’il mène avec passion aux côtés de son ami et scénariste Benoît Peeters.

Il faut dire que le travail du duo est en partie imprégné par l’imaginaire vernien. Schuiten continuera d’ailleurs à rendre hommage à Vernes, en dessinant notamment la fascinante sculpture qui se dresse sur la toiture de la maison-musée Jules Vernes, à Amiens où vécut le romancier durant de longues années.

C’est naturellement à lui également qu’on fit appel aujourd’hui pour dessiner une sculpture monumentale, hommage à Vernes, prévue aux abords de la gare d’Amiens, et qui sera construite dans les mois à venir. Il a pour l’occasion, imaginé une créature impressionnante, le Nauti-poulpe, mélange du Nautilus (le sous-marin du capitaine Nemo) et d’un grand poulpe.

C’est en voyant les dessins de Schuiten autour de ce projet (pas seulement des dessins techniques, mais aussi des dessins mettant ce Nauti-poulpe en scène, presque déjà en récit), que Benoît Peeters se prend d’enthousiasme pour broder autour. De là naît le projet de livre : Le Retour du capitaine Nemo.

Entre illustration et bande dessinée, l’album revient sur un regret de Hetzel et de Vernes : ont-ils bien fait de tuer ce personnage puissant de l’univers vernien ? N’avait-il pas le potentiel de revenir dans de nouveaux récits ? Benoît Peeters l’imagine alors, ayant survécu aux évènements de L’Île mystérieuse, second et dernier roman de Vernes dans lequel il apparaît. Dans le récit de Peeters, Nemo se réveille, âgé, cheveux longs et barbe touffue, dans une embarcation dont il n’est, cette fois, pas maître à bord : le Nauti-poulpe.

Nous ne dévoilerons pas ici les tenants et aboutissants de cette situation, mais c’est peu dire que l’album s’emploie à casser les ultimes frontières qui pouvaient encore exister entre les créateurs et leurs créations, entre les fictions proposées par les uns et les fictions proposées par les autres.

Car au-delà d’une réflexion forte sur le lien entre Verne et ce personnage qu’il a tant aimé, Schuiten et Peeters brouillent les pistes, en inscrivant d’emblée cette histoire dans leur univers, celui des Cités obscures.

Les dessins de François Schuiten sont non seulement un sommet de maîtrise du noir et blanc et du modelé de volumes à coups de hachures, mais dégagent également une force brute qui leur donne l’aura des classiques. En vis-à-vis de ces perles graphiques, Benoît Peeters fait le judicieux choix d’un texte court et mystérieux. Sans pesanteur.