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Idées - Entretien

Alain Gresh : « Jamais on n’avait eu une telle criminalisation de la solidarité avec la Palestine »

Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’OLJ » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Alain Gresh, directeur du journal en ligne « Orient XXI » et ancien rédacteur en chef du « Monde diplomatique ».

Alain Gresh : « Jamais on n’avait eu une telle criminalisation de la solidarité avec la Palestine »

Photo d'illustration : une manifestation pro Palestine à Paris, le 12 octobre 2023. Archives AFP

Vous avez publié récemment une nouvelle édition de votre récit dessiné intitulé « Un chant d’amour : Israël-Palestine, une histoire française » (illustrations par Hélène Aldeguer, éditions Libertalia). La question israélo-palestinienne est en train de devenir un enjeu de politique intérieure dans de nombreux pays, mais en France, cela a toujours été le cas. En 1967, le général de Gaulle avait pris des positions condamnant très fermement la guerre d’expansion et les conquêtes territoriales d’Israël ; en revanche, le paysage politique et intellectuel français était quasi unanimement derrière Israël, la droite, la gauche, Michel Foucault et même Jean-Paul Sartre. Par rapport à 1967, comment voyez-vous les évolutions de la position politique française et celle du paysage intellectuel français ?

En 1967, Charles de Gaulle est assez isolé sur la scène politique, y compris dans sa propre formation. Il ne dispose que du soutien du Parti communiste qui à l’époque est un parti qui pèse 20 à 25 % de l’électorat. Mais dans le monde intellectuel et médiatique, il y a une vague pro-israélienne extrêmement puissante. À l’époque, les médias, c’est essentiellement la grande presse – la radio et la télévision ne jouent pas encore le rôle qu’ils jouent aujourd’hui –, et ils reprennent unanimement le discours israélien. Dans la bande dessinée, on montre cette couverture de France-Soir du 5 juin 1967 avec en gros titre « L’Égypte attaque Israël ». Ils l’ont modifié après, mais cette fausse information montre bien le climat dans lequel on baignait.

La droite était pro-israélienne, le Parti socialiste qui avait mené l’expédition de Suez en 1956, aussi. C’est aussi la position de l’extrême droite qui, cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, voit Israël non pas comme un État juif, mais comme un État colonial qui « donne une leçon aux Arabes ». Xavier Vallat, ancien commissaire aux Affaires juives de Vichy, donc un collaborateur de l’Allemagne nazie, signe (dans le journal Aspects de la France, NDLR) un éditorial titré « Pourquoi je suis sioniste », dans lequel il espère qu’« Israël va nous débarrasser des Juifs », qu’ils vont partir là-bas. C’est cela, le paysage à l’époque… Signe du climat ambiant, même Jean-Paul Sartre, pourtant anticolonialiste convaincu, refuse de dénoncer Israël – et « la question juive » pèse évidemment pour lui, vingt ans après la découverte des camps d’extermination.

Au sommet de l’État, il y avait eu la période du socialiste Guy Mollet, soutien inconditionnel d’Israël, qui qualifiait Nasser « d’Hitler du Nil », et il y a eu la période de Gaulle, dont Nasser disait qu’il fut « le seul chef d’État occidental sur l’amitié duquel les Arabes peuvent compter ». Aujourd’hui, est-ce que vous voyez dans la politique d’Emmanuel Macron des tentatives maladroites de faire du « en même temps » ou est-ce plutôt un réalignement inconditionnel derrière Israël ? Dans quelle mesure les enjeux de politique intérieure française influent sur la position de Macron ?

Il y a un réalignement de la politique française depuis une quinzaine d’années, qui a commencé avec la présidence de Nicolas Sarkozy en 2007 et s’est poursuivi avec François Hollande et Emmanuel Macron. Officiellement la France explique qu’elle n’a pas changé de position, qu’elle soutient toujours la solution à deux États et qu’elle condamne la colonisation en Cisjordanie. Mais ce n’est qu’une façade, car elle ne fait rien en ce sens et développe ses relations avec Israël comme si l’occupation n’existait pas. Alors que, auparavant, la France refusait une telle normalisation. Bien sûr, de temps en temps, le ministère des Affaires étrangères français condamne la colonisation ou les excès d’Israël à Gaza, mais dans la réalité, les relations bilatérales, économiques, politiques et sécuritaires avec Israël restent très fortes. En partie, c’est la grille de lecture du conflit qui a changé. De Gaulle n’était pas un anti-israélien, mais il avait compris qu’il y avait une puissance occupante et un peuple occupé. Aujourd’hui, on inscrit ce qui se passe en Palestine dans la « guerre globale contre le terrorisme », contre l’islamisme et, en réalité contre les musulmans et les Arabes. Dans ce contexte-là, les autorités considèrent Israël comme un allié, pas un occupant.

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Du fait de ces politiques occidentales qui noient la question palestinienne dans le supposé « choc des civilisations » et la guerre contre le terrorisme, on assiste à un approfondissement du gouffre entre l’Europe et le monde arabe. Est-ce que cela vous semble un tournant, est-ce que la rupture est consommée ? Est-ce qu’il peut y avoir un retour au statu quo ante ? Une reprise de la normalisation ?

C’est l’aspect le plus désastreux de cette guerre, elle a créé un fossé entre l’Occident et l’ensemble des sensibilités politiques dans le monde arabe. En Tunisie, par exemple, où la scène politique est, comme vous le savez, divisée entre islamistes et laïcs et en une multitude de tendances, tout le monde est uni à la fois en soutien aux Palestiniens et dans la condamnation de la politique française. Les manifestations n’ont pas lieu devant l’ambassade américaine, mais devant l’ambassade française. Des graffitis hostiles sont dessinés sur le Centre culturel français. C’est extrêmement inquiétant, et d’ailleurs, cela s’est reflété dans une lettre confidentielle de pratiquement tous les ambassadeurs français dans le monde arabe, à deux ou trois exceptions près, pour s’inquiéter de la position française.

Cette position a aussi une conséquence intérieure. Elle sépare les populations d’origine du Maghreb et d’origine musulmane, qui sont très sensibles à la question palestinienne, du reste de la communauté nationale en leur disant : « Vous êtes des soutiens du terrorisme », « Vous êtes des apologistes du Hamas », etc. On a assisté à une attaque sans précédent contre la liberté de manifestation et la liberté d’expression. J’ai vécu toutes les périodes de guerre, y compris celle de 1967, jamais on n’avait eu une telle chape de plomb et une telle criminalisation de la solidarité avec la Palestine ! Des gens se font verbaliser par la police parce qu’ils portent un keffieh ou un drapeau palestinien, des journalistes se font menacer. C’est très inquiétant. Et dans les grands médias, en gros, on n’entend qu’une seule voix.

Ce nouveau maccarthysme qui prédomine en France, et même aux États-Unis, où on voit des universités sanctionner les mouvements de solidarité avec la Palestine, est en effet une marque de notre époque. Mais je voudrais aussi revenir avec vous sur l’Égypte, que vous connaissez bien : aujourd’hui, on semble avoir un clivage profond entre l’opinion publique, qui soutient quasi unanimement les Palestiniens, et le gouvernement, qui s’efforce de ne pas complètement rompre ses relations avec l’Occident. On a beaucoup parlé au début de ce conflit d’une idée israélienne de vouloir transférer les Palestiniens de Gaza vers le Sinaï. Le maréchal Sissi pourrait-il être tenté de monnayer sa position sur ce qu’il se passe en Palestine ?

Je pense que c’est une possibilité. Mais la manière dont les Israéliens ont formulé leur proposition, avec le soutien des États-Unis, est inacceptable pour le gouvernement – pas le fait d’accueillir des Palestiniens en échange de substantiels avantages financiers (notamment la réduction de la dette), mais de les accueillir dans le Sinaï. La situation dans le Sinaï est extrêmement tendue. Il y a eu une insurrection qui a duré une quinzaine d’années et que l’armée égyptienne a eu beaucoup de mal à réduire. L’envoi de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens de Gaza dans le Sinaï serait un problème très difficile à gérer. Mais, en revanche, il n’est pas impossible – le gouvernement égyptien continue à faire monter les enchères – qu’il accueille un certain nombre de Palestiniens de Gaza ailleurs en Égypte. La situation est tellement désespérée sur le plan économique que le pouvoir va devoir prendre des mesures draconiennes. On ne trouve même plus de sucre ou on le trouve à des prix absolument délirants. Tout cela rend Le Caire relativement vulnérable à ce type de pression. En 1990-1991, Hosni Moubarak avait monnayé la participation de l’armée égyptienne à la guerre contre l’Irak en échange de l’effacement d’une partie de sa dette.

Tout comme Hafez el-Assad, qui avait aussi monnayé sa participation à cette même guerre en échange d’une occupation de l’ensemble du territoire libanais…

Par ailleurs, il y a déjà eu plus de morts à Gaza que pendant les quatre ans de siège de Sarajevo (1992-1996). Le problème, c’est « le jour d’après ». D’un côté, Israël est en crise, il n’a pas de stratégie. Il n’a pas détruit le Hamas, il a détruit Gaza. Et il ne sait pas ce qu’il va faire lorsque les combats vont s’arrêter. La société israélienne est sous le choc de ce qui s’est passé le 7 octobre, les Israéliens ont vécu, pour la première fois sur leur territoire, une terrible défaite. Mais que se passera-t-il après ? Israël va poursuivre son rêve d’expulser les Palestiniens, mais la tâche n’est pas facile.

Il faut rappeler que l’entreprise sioniste est une entreprise de colonialisme de peuplement. Elle a en partie réussi avec la création d’Israël, mais elle a échoué à atteindre un autre objectif, se débarrasser de tous les Palestiniens, et ce malgré les expulsions de masse de 1948-1949 et de 1967. Il y a aujourd’hui environ sept millions et demi de juifs et sept millions et demi de Palestiniens. Cela est insupportable pour la direction israélienne, mais cette donnée est aussi porteuse d’espoir, car il n’y a pas d’autre solution que de la prendre en compte, et donc de parvenir à une forme de cohabitation. Il faudra bâtir quelque chose qui soit fondé sur cette réalité et sur l’égalité entre tous les habitants qui vivent sur ce territoire.

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Le soutien de l’extrême droite à Israël est frappant, avec des personnalités comme Éric Zemmour – qui avait affirmé que le maréchal Pétain avait « sauvé » les Juifs – et des partis comme le Rassemblement national – qui a participé à la « marche contre l’antisémitisme », alors même que son ancêtre, le Front national, comptait des antisémites décomplexés et d’anciens collaborationnistes parmi ses fondateurs. C’est également le cas de bien d’autres partis des droites radicales européennes. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

On a assisté, depuis plusieurs années déjà, à un changement important aussi bien dans les partis européens d’extrême droite qu’en Israël. Pour les premiers, à l’exception de groupuscules nazis, l’ennemi principal, ce sont les musulmans – ce qui ne veut pas dire qu’ils se sont débarrassés de leur antisémitisme, dans ce combat, Israël n’étant pas un « État juif », mais un « État blanc ». Pour les autorités israéliennes, la seule question qui se pose dans leurs alliances, c’est : est-ce que ce parti soutient Israël ? S’il le soutient, qu’importe qu’il soit antisémite ou qu’il accueille des antisémites dans ses rangs. En novembre, Benjamin Netanyahu a accueilli chaleureusement Elon Musk, le propriétaire du réseau X (ex-Twitter), malgré le fait qu’il relaie et approuve des tweets antisémites. Une nouvelle preuve, s’il en fallait, que, pour reprendre le thème du livre de Sylvain Cypel, L'État d'Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020), cet État, qui était censé être un refuge pour les Juifs, est devenu en fait une menace pour eux, non seulement au Proche-Orient, mais aussi dans le monde.

Vous avez publié récemment une nouvelle édition de votre récit dessiné intitulé « Un chant d’amour : Israël-Palestine, une histoire française » (illustrations par Hélène Aldeguer, éditions Libertalia). La question israélo-palestinienne est en train de devenir un enjeu de politique intérieure dans de nombreux pays, mais en France, cela a toujours été le cas. En 1967,...

commentaires (12)

C’est un peu fort du café ce titre. Je rappelle à ce Monsieur qu’il ne s’agit pas là de criminalisation de la cause palestinienne mais des actes des barbares qui ont nuit à tout le peuple palestinien et qui ne peuvent qu’être combattus et rejetés de toute part. On ne peut pas, et sous prétexte de défendre une cause noble cautionner les actes de barbarie sur des civils qui qu’ils soient et quelque soient les motivations ou les doléances des barbares. Ici il est uniquement question de pouvoir absolu aux détriments des gazaouis qui ont été sacrifiés pour la gloire du Hamas, armé par l’Iran.

Sissi zayyat

11 h 33, le 17 décembre 2023

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Commentaires (12)

  • C’est un peu fort du café ce titre. Je rappelle à ce Monsieur qu’il ne s’agit pas là de criminalisation de la cause palestinienne mais des actes des barbares qui ont nuit à tout le peuple palestinien et qui ne peuvent qu’être combattus et rejetés de toute part. On ne peut pas, et sous prétexte de défendre une cause noble cautionner les actes de barbarie sur des civils qui qu’ils soient et quelque soient les motivations ou les doléances des barbares. Ici il est uniquement question de pouvoir absolu aux détriments des gazaouis qui ont été sacrifiés pour la gloire du Hamas, armé par l’Iran.

    Sissi zayyat

    11 h 33, le 17 décembre 2023

  • "La société israélienne est sous le choc de ce qui s’est passé le 7 octobre, les Israéliens ont vécu, pour la première fois sur leur territoire, une terrible défaite" : Ils ont aussi revécu le traumatisme de la shoah, et cela vous échappe manifestement. Par ailleurs, hier de nombreuses manifestations de soutien à la Palestine ont eu lieu en France, il faut le dire.

    F. Oscar

    10 h 38, le 10 décembre 2023

  • Article qui explique beaucoup de choses LA MONTEE EXTRAORDINAIRE DU NOMBRE DE MUSULMANTS VENUS EN REFUGIES EN FRANCE ET AILLEURS QUI VEULENT IMPOSER LEURS COUTUMES A RENDU LA MASSE ALLERGIQUE AUX ARABES: PAS DE CRECHE DE NOEL DANS LES MAIRIES, PAS DE JAMBON DANS LES CANTINES DES ECOLES ET LE NOMBRE DE CASSEURS ANTI POLICE ET LES VOYOUX ET VENDEURS DE DROGUES ONT RENDU CETTE ALERGIE PLUS VISIBLE MAIS LES POLITICIENS PENSENT A LEURS VOIX ELECTORALE LA VERITE:UNE PARTIE DE L'EUROPE N'AIME PAS TROP LES ARABES ET SOUVENT AUSSI LES JUIFS MAIS LA POLITIQUE PENSE AUX AFFAIRES AVANT TOUT

    LA VERITE

    03 h 07, le 10 décembre 2023

  • quel bon sens M. Gresh !

    nabil samir

    23 h 58, le 08 décembre 2023

  • Merci a M. Bitar , et a l'OLJ pour cette interview avec un homme de qualité qu'est Alain Gresh.

    nabil samir

    23 h 52, le 08 décembre 2023

  • Le secrétaire de Jean Paul Sartre l'égyptien et philosophe Benny Levy qui a été à deux doigts de devenir un terroriste est devenu Rabbin et a finit ses jours à Jérusalem . Il a un frère qui est devenu Imam et habite toujours en Egypte.

    Dorfler lazare

    18 h 53, le 07 décembre 2023

  • Monsieur Gresh, pouvez-vous expliquer pourquoi les états arabes n'assument pas le fait que l'entité sioniste a voulu rendre ses conquêtes de la guerre des 6 jours contre la Paix et il y a eu les 3 Non de Khartoum en septembre 1967. Pourquoi voulez-vous que le train repasse plusieurs fois fois. Pourquoi les vaincus doivent être gagnant dans ce conflit ?

    Dorfler lazare

    18 h 50, le 07 décembre 2023

  • Un très grand merci Monsieur Bitar pour la qualité de ces entretiens et à chacun de vos invités pour l'éclairage précieux qu'ils nous donnent de semaine en semaine...

    Doumit El Khoury Marielle

    14 h 37, le 07 décembre 2023

  • "… Jean-Paul Sartre pourtant anticolonialiste convaincu, refuse de dénoncer Israël". Evolution donc de Sartre. Et pourtant pour un intellectuel palestino-new-yorkais, admirateur inconditionnel de Sartre, "l’un des héros intellectuels du siècle", finit par être dépité lors d’un colloque israélo-palestinien(1979). Démonstrations admirables de M. Gresch, mais que d'errances idéologiques de beaucoup de l'intelligentsia française, et américaine, dont des journalistes très engagés dans les années 60-70, et de leurs impressions de la Chine, de l'URSS, et de Cuba…

    Nabil

    03 h 27, le 07 décembre 2023

  • "...Michel Foucault et même Jean-Paul Sartre. Par rapport à 1967, comment voyez-vous les évolutions de la position politique française et celle du paysage intellectuel français ?" Foucault, et l’évolution, par rapport à 1967 ; c’est la séduction qu’avait khomeiny sur Foucault. Visionnaire ? Ses impressions sur l’Iran "révolutionnaire" ! …

    Nabil

    03 h 24, le 07 décembre 2023

  • "Mais dans le monde intellectuel et médiatique, il y a une vague pro-israélienne extrêmement puissante……et ils reprennent unanimement le discours israélien". Lecteur fidèle, patience, les questions sont plus longues que les réponses ! Nous sommes en 1967, et le microcosme intello parisien se positionnait du côté du vainqueur. Ce n’est pas une forme de stigmatisation de parler d’une "vague", mais elle continuait à frapper sous Giscard, où elle reprenait unanimement quel discours aux premières années de la guerre au Liban ?

    Nabil

    02 h 11, le 07 décembre 2023

  • Merci à vous deux,

    Eddé Dominique 4037

    16 h 15, le 06 décembre 2023

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