Tandis que onze jurés sur douze (neuf hommes et trois femmes) sont en train de prononcer un verdict expéditif, chacun pour une raison personnelle et non objective, le juré n° 8 incarné par le dissident Tarek Yaakoub s’oppose à la condamnation de l’inculpé, un réfugié syrien âgé de 18 ans, accusé d’avoir assassiné de sang-froid une femme, Salma Hadid. Tarek Yaacoub propose alors un vote secret, désamorçant ainsi le principe du conformisme...
Dans cette scène tirée du long-métrage Tnaash réalisé par Boudy Sfeir – qui tire, on l’aura deviné, son inspiration du film de Sidney Lumet, Douze hommes en colère (Twelve Angry men -1957) –, le spectateur expérimente de visu comment l’anonymat permet souvent aux individus de se dédouaner de leur responsabilité. Le drame explore les problèmes qui vont de l’arrogance individuelle au racisme et à la différence des classes sociales. L’intégralité du film se déroule dans une petite salle poussiéreuse et sordide, intensifiant l’échange tendu entre les douze jurés. Chacun des personnages, chargé de son passé, de ses blessures, de ses traumas et de ses origines, donne au film une teinte particulièrement intéressante d’un point de vue psychologique, qu’il s’agisse de la polarisation du groupe, de la pression des pairs, du processus d’influence, de la catégorisation, des stéréotypes ou des préjugés. On y trouve toutes sortes d’éléments constitutifs de la richesse du récit.
En menant peu à peu d’autres jurés à se rallier à son opinion, le juré n° 8 donnera lieu à un effet boule de neige. Tandis qu’une faille dans l’illusion d’unanimité est créée, les autres jurés ressentiront de moins en moins la pression sociale et donc l’envie de se conformer à l’opinion générale. Adaptation libanisée de Twelve Angry Men, le laconique Tnaash reprend certains axes du film de Lumet (adapté lui-même du roman de Reginald Rose) et en introduit d’autres. Un drame comme un regard derrière les portes closes sur le système juridique libanais mais pas que…
Le pouvoir des femmes
Le film n’aurait pas pu avoir le même titre que la version originale, car Boudi Sfeir prend le parti d’inclure trois femmes au membre du jury. Elles sont toutes les trois différentes de par leurs origines et leurs vécus. Sarah Abdo, brune sérieuse arborant des lunettes qui lui donnent un air de maîtresse d’école, est posée, prend des notes et analyse d’une façon très cartésienne la situation. Christina Farah, issue d’un milieu visiblement aisé et probablement d’éducation francophone, comprend à demi-mot les termes arabes que les jurés utilisent, mais semble plus intéressée de séduire son voisin que de comprendre le déroulement de la séance. Elle ajoute une note de frivolité qui fait sourire le public et teinte cette ambiance glauque d’un peu de légèreté et, pourquoi, pas de féminisme assumé. Quant à Yara Zakhour, excellente dans le rôle de la survoltée, d’abord très sûre de son verdict, elle attaque les hommes, manque de politesse aux aînés, s’emporte et hurle par moments, mais dissimule visiblement un malaise que le spectateur découvre avec l’évolution de l’histoire. Elle soulève le problème des femmes libanaises battues et violées, de l’inexistence de leurs droits et surtout affiche une haine viscérale envers les réfugiés, ce qui renvoie le film au second axe.
Sommes-nous tous d’accord ?
Dans Tnaash, les dissensions libanaises refont surface. Il y a d’abord le problème de l’appartenance de chacun à un parti politique. Comme par exemple celui qui défend le droit du Hezbollah à combattre l’ennemi, quitte à entraîner le pays dans la guerre. Ou l’autre qui revendique la victoire de la guerre civile par la milice chrétienne et qui ne manque pas de rappeler au druze la « guerre de la Montagne » (un violent chapitre de la guerre libanaise qui a opposé les druzes aux chrétiens en 1982-1983, NDLR).
La problématique des réfugiés syriens au Liban est également soulevée et débattue avec des prises de position très franches. « On ne peut pas se voiler la face, la réalité est telle que nous subissons aujourd’hui une situation due à la croissance du nombre de réfugiés dans le pays », observe le metteur en scène. Une situation qui exacerbe les esprits et où les plus modérés des jurés oscillent entre la colère et la tolérance.
« Je me suis toujours posé la question, confie Boudi Sfeir, à savoir si un groupe de Libanais, issus de différents communautés, religions ou même de différents milieux politiques, coincés dans une situation où ils doivent prendre une décision unifiée, seraient objectifs ou influencés par leurs milieux sociaux et leur bagage émotionnel. » Cette question a donné naissance à un scénario imaginaire sur une réforme judiciaire qui aurait eu lieu juste après le traumatisme du 4 août (la double explosion au port en 2020). Le film, dont l’emplacement est assez méticuleusement choisi pour être symbolique, est produit de telle manière à refléter une humeur équivalant à la misère dans laquelle le Liban est plongé. Les bruits incessants de la rue ainsi que les vrombissements de l’aviation militaire illustrent l’état du pays enclin à toutes sortes de transgressions.
Citant le poète arabe Nizar Kabbani, Boudy Sfeir conclut : « Maintenant, nous venons de réaliser ce que nos mains ont fait ! »
Tout en pointant du doigt la responsabilité du peuple libanais ainsi que la nature égoïste des hommes qui privilégient leurs petits intérêts, le film porte une note d’espoir en explorant un système de justice démocratique où la raison et la justice gagnent sur la colère.
Tnaash est projeté dans les salles libanaises (Grand Cinemas ABC Achrafieh/Dbayé/Verdun, Cinemacity Beirut Souks) depuis le jeudi 16 novembre. Il sera diffusé à l’Institut du monde arabe à Paris en ouverture du Festival du film libanais le 23 novembre.
Fiche technique
Réalisateur : Boudy Sfeir ;
Acteurs : Tarek Yaacoub, Patrick Chemali, Yara Zakhour, Shady Ardati, Sara Abdo, Tarek Hakmi, Ali Choucair, Mouhammad Assaf, Sany Abdul Baki, Tony Dagher, Christina Farah et Ali el-Najjar.
Scénario : Boudy Sfeir, Patrick Chemali, Azdachir Jalal.
DOP : Jad Misri.
Production : Boudy Sfeir, Tarek Hakim, Carla Maria el-Khoury et Christina Farah.
Coproduction : PHI Productions.
Ingénieur du son : Jad Tannous.
Musique : Karl Bou Rjeily.