Frontalière d’Israël, cernée par la Syrie et l’Irak où opèrent des groupes pro-iraniens, la Jordanie craint que les répercussions de la guerre entre l'État hébreu et le Hamas ne déstabilisent son territoire. Signe de son inquiétude, le royaume hachémite a demandé le 31 octobre à Washington l’envoi d’un système de défense aérien. Une requête révélatrice du renforcement des liens dans le domaine militaire entre les deux alliés, mais qui pourrait placer le royaume dans une position vulnérable si le conflit venait à s’élargir dans la région. Dans le même temps, le roi Abdallah II semble vouloir mettre en avant un rôle diplomatique de premier plan dans le conflit, condamnant fermement l’opération militaire menée par Israël dans la bande de Gaza et appelant à un cessez-le-feu, tandis que sa femme, la reine Rania, a tenu un discours remarqué le 24 octobre en direct sur CNN, dans lequel elle dénonce le « double standard » du monde occidental face aux crimes de guerre commis dans l’enclave palestinienne. Mercredi, Amman a rappelé son ambassadeur en Israël, conditionnant son retour possible à la fin de la « crise humanitaire sans précédent qui tue des civils innocents à Gaza », selon le ministre jordanien des Affaires étrangères Ayman Safadi. L'ambassadeur d'Israël en Jordanie, qui a quitté le pays il y a deux semaines, ne sera autorisé à revenir que dans les mêmes conditions.
Défiance populaire
« Le plus grand défi du roi est de trouver un équilibre entre la dissidence populaire à l'égard d'Israël et ses relations stratégiques avec les États-Unis », soutient Ben Fishman, chercheur au Washington Institute et spécialiste en diplomatie et sécurité. Première terre d’accueil de réfugiés palestiniens depuis la Nakba en 1948, bénéficiaire d’une aide annuelle d’environ 1,5 milliard de dollars par Washington, la monarchie jordanienne – gardienne des lieux saints de Jérusalem – joue les équilibristes face au risque de déstabilisation interne. Alors que la paix jordano-israélienne reste très impopulaire auprès de la population depuis sa signature en 1994, des manifestations massives de soutien aux civils palestiniens agitent le royaume. Une défiance populaire qui pousse l’État à adopter une position ferme à l’encontre de son voisin israélien, sur fond de craintes que la guerre ne génère à nouveau un exode massif de réfugiés palestiniens, notamment en provenance de la Cisjordanie voisine où les tensions se multiplient. Le 10 octobre dernier, le point de passage réservé aux Palestiniens entre la Jordanie et la Cisjordanie avait d'ailleurs été fermé.
Prenant part au « sommet pour la paix » organisé au Caire fin octobre pour tenter de trouver un accord sur l’arrêt des combats dans la bande de Gaza, le monarque jordanien s’est notamment aligné sur le discours du président égyptien Abdel Fattah el-Sissi, rejetant « sans équivoque » la possibilité d’un déplacement forcé de la population palestinienne vers le Sinaï ou la Jordanie – une solution qu’Israël est accusé de vouloir provoquer en forçant les civils à fuir les bombardements.
Le 11 octobre, au lendemain d’une manifestation propalestinienne se déroulant à Amman où plusieurs milliers de personnes ont exigé l’annulation du traité de paix avec l’État hébreu, Abdallah II a également insisté sur la nécessité de la création d’un État palestinien, sans quoi « notre région ne sera jamais sûre ni stable ». Sur le plan politique, la Jordanie pourrait aussi craindre que la guerre à Gaza ne bénéficie à l’opposition, en signant le retour du Front d’action islamique (FAI), une émanation locale des Frères musulmans qui a joué un rôle de premier plan dans l'organisation des manifestations. Considéré comme illégal par le royaume depuis 2014 mais continuant à opérer sous une autre bannière, le parti boycotte les élections dans le pays depuis une décennie.
Missiles et contrebande
Mais des menaces plus immédiates se jouent sur ses frontières. « La Jordanie est dans le collimateur de roquettes, de missiles et de drones provenant de tous les coins, y compris potentiellement d'Irak, du Yémen et de la Syrie si des tirs erronés se produisent », avance Ben Fishman. Les houthis, groupe rebelle yéménite soutenu par Téhéran, avait lancé mardi une troisième attaque contre l'État hébreu, signalant son entrée dans le conflit, tandis que des échanges de tirs ont eu lieu entre la Syrie et Israël et que des bases américaines ont été attaquées en Irak par des factions proches du régime iranien. Fin octobre, le Hamas a affirmé avoir lancé une roquette à longue portée sur Eilat, la ville la plus au sud d'Israël, à quelques kilomètres de Aqaba. Une menace accentuée par le soutien au royaume des États-Unis, inconditionnels alliés d’Israël. Principale bénéficiaire du financement militaire étranger de Washington, l’armée jordanienne est aussi l’une des rares dans la région à organiser des exercices militaires avec les troupes américaines tout au long de l'année .« En tant qu'alliée des États-Unis, avec une présence militaire occidentale et américaine importante, la Jordanie risque d'être prise pour cible dans le cadre de cette escalade », affirme Amer al-Sabaileh, expert en géopolitique et chercheur non résident pour le centre de réflexion Stimson.
De par sa position géographique, la Jordanie se trouve par ailleurs prise au piège de nombreux risques collatéraux. À commencer par le trafic d’armes et de drogue qu'elle tente d’endiguer depuis plusieurs années à sa frontière avec la Syrie. Selon des informations récemment révélées par le Wall Street Journal, le flux d’armes en provenance d’Iran vers la Cisjordanie – via le territoire jordanien – en vue d’armer son partenaire du Jihad islamique palestinien a considérablement augmenté cette année.
« Le trafic d'armes et la présence de milices autour de la Jordanie ont certainement pour objectif stratégique de faire du pays une plaque tournante de la contrebande d'armes vers la Cisjordanie, puis vers Gaza, car la stratégie iranienne de lutte contre Israël consiste à placer Tel-Aviv dans un triangle de menaces provenant du Liban-Sud, de Gaza et de la Cisjordanie », explique Amer al-Sabaileh. De mars 2021 à avril de cette année, la police israélienne a déjoué au moins 35 tentatives de contrebande en provenance de Jordanie, saisissant plus de 800 armes, selon un décompte du groupe de réflexion Washington Institute.
Dialogue reporté
Le royaume hachémite pourrait-il pour autant être dans le viseur de l’Iran, si toutefois la République islamique cherchait à élargir le conflit entre le Hamas et Israël ? Dans le sillage des accords de normalisation entre Riyad et Téhéran, signés à Pékin en mai dernier, la Jordanie semblait sur la voie de développer le dialogue avec l'Iran, notamment sur le plan sécuritaire, par l’intermédiaire de l’Irak. En décembre 2022, des pourparlers avaient débuté entre la République islamique et le royaume hachémite sous la présidence de l’ancien Premier ministre irakien, Moustafa al-Kazimi. Les deux parties avaient convenu d'établir une cellule de coopération trilatérale avec Bagdad, afin de lutter contre le trafic de drogue vers la Jordanie à partir de l'Irak et de la Syrie. Mais de nouvelles tensions ont mis ces avancées en suspens, sabotant notamment le projet d’oléoduc rejoignant Bassora à Aqaba, qui permettrait à Bagdad et Amman d’atteindre les marchés internationaux de l’énergie sans dépendre du Golfe, en acheminant les barils vers l’Occident via Israël. Un projet accusé par Téhéran de contribuer à une normalisation avec l’État hébreu et reporté en mai en raison des « menaces des milices chiites soutenues par l'Iran », selon le Premier ministre irakien Mohammad Shia' al-Sudani. Aujourd’hui cependant, « il est peu probable que la Jordanie soit confrontée à des cibles directes, selon Ben Fishman. Mais plus le conflit va durer, plus les dirigeants seront poussés à s'opposer oralement aux actions israéliennes ».
commentaires (3)
La réalité est qu'Israël a besoin du Hamas, comme du Hezbollah, pour justifier ses demandes d'armes et de soutien inconditionnel de la part des USA. La complicité et la complémentarité mutuelles avec ces deux organisations voisines et néanmoins ennemies sont de plus en plus évidentes.
Joseph ADJADJ
15 h 51, le 06 novembre 2023