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Idées - Commentaire

Gaza : Demain sera encore une longue journée en enfer

Gaza : Demain sera encore une longue journée en enfer

Des sauveteurs palestiniens intervenant après des frappes israéliennes sur le camp de réfugiés de Jabalia, au nord de la bande de Gaza, le 9 octobre dernier. Mahmoud Issa/Reuters

Israël contrôle tout, même le temps du repos. Depuis le vendredi 27 octobre, les télécommunications sont coupées et Gaza isolée du reste du monde. Cela fait deux jours que je n’ai plus de nouvelles de ma sœur Fadwa ni de mon père qui y vivent, je voudrais les rejoindre pour les protéger. Personne ne quitte plus la bande de Gaza encerclée, sauf les âmes des défunts, que le ciel n’arrive plus à contenir. La nouvelle d’un bombardement s’affiche sur mon écran de télévision. J’envoie un message vocal à ma sœur : « Allo, Fadwa ? Tu vas bien ? Pourquoi tu ne réponds pas ? J’ai su que ta région est bombardée. Ils n’ont pas précisé le nom de famille des victimes… » J’écris à mes autres sœurs sur notre groupe WhatsApp : « Fadwa ne répond pas. Quand l’avez-vous eue pour la dernière fois au téléphone ? Elle vous a répondu ? » Pas de réponse de Fadwa.

Sur l’application Telegram, de loin la plus rapide et la moins surveillée, je vois apparaître sur le fil des infos le nom d’une famille dont six membres ont été tués. Dieu merci, ce n’est pas la maison de ma sœur qui a été touchée ! J’éprouve un bref soulagement avant de me sentir coupable : la guerre nous prive, à coup sûr, d’une partie de notre humanité. Je me mets à détester la sonnerie de la messagerie de Telegram. Je tremble, mes oreilles bourdonnent. « Allo, Fadwa ? Vous dormez ? » Elle ne répond toujours pas. Je la recontacte via WhatsApp, j’essaie sur une ligne internationale, je joins toutes les personnes que je connais dans son entourage. Je suis terrifiée. J’ai l’estomac noué, une migraine atroce. Je retiens mes larmes. Je me garde bien de réveiller ma mère, cardiaque, afin de ne pas lui communiquer mon anxiété.

Je reçois enfin un message WhatsApp de Fadwa : « Je vais bien. Que se passe-t-il ? Nous n’avons pas d’infos ici. » J’aime ses messages, j’aime voir apparaître la première lettre de son nom sur mon écran, mais un doute s’installe en moi. Et si j’avais envoyé le message trop tôt ? Avant le dernier bombardement ? Et si j’avais reçu sa réponse en décalé ? Mes mains tremblent. Peut-être que ma sœur est morte à l’heure qu’il est, qu’on la sort des décombres, comme cela arrive à des centaines de familles tous les jours. Peut-être qu’ils ne retrouveront jamais sa petite fille. Je reçois un autre message de sa part : « Nous dormions. Notre sommeil est entrecoupé par les bombardements. » Puis encore un autre : « Je me suis réveillée avec Yoyo, elle devrait marcher bientôt. En deux semaines, elle est devenue de plus en plus agile. » Je respire, mais j’ai de nouveaux cheveux blancs. Les premiers sont apparus deux jours après le début de la guerre. Ma gorge est continuellement nouée, dans l’attente terrifiée de voir apparaître les noms des nouvelles victimes.

À Toulouse où je suis exilée depuis sept ans, la vie semble s’écouler normalement : ma fille de onze ans se maquille pour Halloween, mon fils de dix-neuf ans joue à la console, ma mère prépare les olives après les avoir cueillies sur le seul arbre du quartier – personne n’a encore porté plainte – et Yaqin, la sœur jumelle de Fadwa, étudie le français. Ma mère et ma sœur sont là depuis un an et demi, j’avais tout fait pour qu’elles me rejoignent. Si j’avais pu, j’aurais sorti toute ma famille de l’enfer de Gaza, mais je n’y suis pas parvenue. Mon père et Fadwa sont toujours là-bas. Le reste de la fratrie est éparpillé dans le monde, comme les Palestiniens dont les terrains ont été confisqués en 1948.

Ma mère se met à raconter la guerre des Six-Jours. « Ils sont en train de provoquer une famine… comme en 1967. Ma famille et moi en étions réduites à croquer des fèves séchées tellement nous avions faim. Ils ont arrêté ton grand-père, mon père, qui travaillait dans les colonies, tout comme ils arrêtent aujourd’hui les ouvriers de Gaza qui se retrouvent coincés en Cisjordanie. » La guerre a ravivé, dans l’esprit de ma mère, les souvenirs de cette autre guerre. « Les gens ont volé de la farine dans les dépôts de l’Unrwa, exactement comme ils avaient fait en 1967. »

Elle me fait de la peine. Comment va-t-elle supporter une nouvelle guerre ? Elle a deux ressorts au cœur et j’en suis probablement la fautive. Son cœur s’est abîmé en 2008 : j’étais journaliste à Gaza, je passais le plus clair de mon temps sous les bombardements et je lui avais causé une peur bleue. J’ai également couvert les guerres de 2012 et 2014, mais j’avais alors le sentiment qu’il ne m’arriverait rien sur ma terre natale. Ici, c’est différent : à chaque manifestation à Toulouse pour l’arrêt des combats, la police nous lance des bombes fumigènes. J’ai l’impression que chacune d’entre elles va m’atteindre à la tête. Je n’avais jamais eu peur à Gaza, mais j’ai peur ici, sur cette terre qui m’est étrangère et dont le gouvernement appuie les massacres perpétrés contre mon peuple.

Je ne ferme pas les yeux à force de cogiter : comment Dieu est-Il resté silencieux sans nous prévenir que la mort s’abattrait pendant un mois ou plus sur Gaza ? Qui le savait au sein du Hamas ? Ont-ils seulement pensé à nous demander si nous voulions mourir ? Si nous voulions perdre nos maisons, nos souvenirs et nos amis ? Le seul endroit où nous avions une vie, loin de nos pseudo-vies en exil en Europe, aux pays du Golfe ou aux États-Unis.

Je découvre sur Telegram qu’une nouvelle famille dont on ne connaît pas encore le nom est décimée. Je fais les cent pas dans ma chambre, je réponds aux dizaines de messages que je reçois, et aux avertissements de Facebook qui me somme de supprimer des posts : nous ne méritons pas de tribune ouverte, pas plus que de corridor humanitaire ni de lieux sûrs pour fuir. Nous sommes les « animaux » dont a parlé le ministre de la Défense israélien. Ils nous ont tous abandonnés – le Hamas, les Arabes, l’Occident et Mahmoud Abbas – dans la gueule du monstre.

Il n’est pas possible d’arrêter dans l’immédiat les bombes qui tombent sur les habitants de Gaza. J’espère seulement que ma famille sera épargnée. Fadwa m’envoie sur WhatsApp une photo de sa petite fille, fière de porter un bracelet rose en perles fabriqué par des proches. Ce bracelet sera-t-il le signe distinctif qui permettra de l’identifier quand le béton l’aura ensevelie ? Serait-ce la dernière photo d’elle ? Et quand elle rejoindra les oiseaux dans le ciel de Gaza, la publierons-nous sur les réseaux sociaux accompagnée d’un beau message ? Je deviens folle. Il me faut des calmants. Comment m’en procurer ? Je suis en grève de la faim depuis une semaine avec d’autres dans le monde, et les calmants m’achèveraient. Je ne peux que contempler, impuissante, la destruction de ma ville natale.

J’ai envoyé une note vocale à Fadwa : « J’ai imploré maman de ne pas cuisiner des mets que j’aime, or elle a confectionné des mana’iche, de la moujaddara, un gâteau au chocolat, des falafel… Moi, je fuis les odeurs alléchantes de pièce en pièce. » Nous avons beaucoup ri. Je prie pour que cela ne soit pas son dernier rire. Yaqin vit avec nous. Elle est inquiète, triste, presque au bord de la folie, mais elle le manifeste à sa façon. Ses réactions sont moins dramatiques que les miennes. Moi, je crie et je bondis du canapé dès que j’entends parler d’un bombardement. Je sens que je vais tuer ma mère avec mes réactions, mais je n’y peux rien : je hais la guerre. Elle continue de me hanter, alors que j’avais cru commencer une nouvelle vie en m’adaptant à une nouvelle société, en apprenant la langue, en oubliant mon passé douloureux.

Mais la guerre et le malheur me submergent une fois de plus. Je voudrais parfois être venue d’ailleurs… et tandis que cette pensée traverse mon esprit, ma fille vient vers moi. Elle me dit en anglais : « Tu sais, maman, mon pays est le meilleur. Tout le monde aime la Palestine ! » Je souris et me dis que la vie sera peut-être plus clémente pour sa génération. La mienne a vécu des trop nombreux guerres et conflits internes. Nous avons perdu espoir mille fois.

Après avoir perdu la famille de mon oncle en 2014, j’ai écrit un article qui s’intitulait : « Ne me parlez plus de paix après ça. » La modération n’a plus de place après de telles horreurs. Serrer la main de l’ennemi devient impossible. J’ai fait l’expérience de l’impact des guerres sur une personne, du désespoir qu’elle plante en elle. Rares sont ceux qui survivent aux bombardements et beaucoup plus rares ceux qui s’en sortent indemnes. C’est le jeu du hasard et de la chance. Je suis fatiguée des guerres, des avions et des canons qui ont décidé de ma vie et de celles de ceux que j’aime. Quoi qu’il en soit, pour l’instant, je respire. Fadwa et sa fille sont vivantes ce soir. Demain sera encore une longue journée en enfer.

Par Asmaa ALGHOUL

Journaliste palestinienne. Dernier ouvrage : « L’insoumise de Gaza (avec Selim Nassib) » (Calmann-Lévy, 2016)

Israël contrôle tout, même le temps du repos. Depuis le vendredi 27 octobre, les télécommunications sont coupées et Gaza isolée du reste du monde. Cela fait deux jours que je n’ai plus de nouvelles de ma sœur Fadwa ni de mon père qui y vivent, je voudrais les rejoindre pour les protéger. Personne ne quitte plus la bande de Gaza encerclée, sauf les âmes des défunts, que...

commentaires (1)

Très touchant! Comme je la comprend!

Hélène SOMMA

20 h 12, le 04 novembre 2023

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Commentaires (1)

  • Très touchant! Comme je la comprend!

    Hélène SOMMA

    20 h 12, le 04 novembre 2023

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